De l’affaire du sang à Solomon Teka : trente ans de revendications de la communauté éthiopienne

La protestation des Israéliens d’origine éthiopienne a commencé avec les appels à faire monter leurs frères d’Ethiopie en Israël, puis évolué vers la lutte contre le racisme et les brutalités policières. L’expression d’une nouvelle génération qui s’inspire de la contestation noire américaine.

 

Après la première grande alyah de l’opération Moshe en 1985, les immigrants éthiopiens avaient dû se soumettre à un bain rituel, bien qu’ils aient été reconnus comme juifs par le Rabbinat. Ce fut la première manifestation de discrimination subie par la communauté. Mais la colère n’éclatera vraiment qu’en 1996, quand les olim d’Ethiopie découvrent que depuis 1984, tous leurs dons de sang au Magen David Adom sont systématiquement détruits. L’organisme craignait à l’époque la présence de maladies infectieuses et notamment du virus du Sida, que les donneurs auraient pu contracter en Ethiopie. L’affaire fait scandale, au moins autant pour la sélection elle-même que pour sa dissimulation au public. Les Israéliens d’origine éthiopienne manifestent contre ce qu’ils perçoivent comme un statut de citoyen de seconde zone, qui serait de surcroit prétendument dangereux pour la santé de leurs compatriotes. C’est le slogan « Un peuple, un sang » qui marquera cette protestation.

L’émergence d’une nouvelle génération va modifier le comportement des immigrants éthiopiens. Là où les parents et les immigrants arrivés à l’âge adulte préféraient rester silencieux, ce sont les jeunes, arrivés enfants ou nés dans en Israël, qui vont se démarquer. Là où les protestations se concentraient sur l’appel à faire monter le reste de la communauté en Israël et à la reconnaissance de leur judéité, elles ont de plus en plus pris pour cible le racisme et le harcèlement policier.

Après « l’affaire du sang » qui a donné lieu à des mouvements de protestation jusqu’en 2016 et n’a pris fin que lorsque toutes les limitations imposées aux dons de sang des Ethiopiens ont été levées, c’est « l’affaire des quartiers » qui a pris la suite. En 2012, un reportage de la 2e chaine de télévision israélienne révèle que dans l’agglomération de Kyriat Malachi, les résidents ne veulent pas voir d’immigrants éthiopiens s’installer dans leur quartier, ce qui selon eux, entrainerait une décote de leur logement. Des milliers d’Ethiopiens manifestent dans la ville, mais aussi à Jérusalem, devant la Knesset, contre le racisme.

Au printemps 2015, c’est une vidéo qui met le feu aux poudres. Dans une ruelle de Holon, deux policiers passent à tabac un soldat d’origine éthiopienne, parce qu’il ne s’est pas éloigné assez vite de la zone où ils opéraient. L’image de ce jeune homme en uniforme roué de coups, qui de surcroit est arrêté pour « agression de policiers », déclenche la colère de la communauté. Et ce sont les premières manifestations violentes, où tout remonte à la surface. Les manifestants rappellent l’affaire du sang et celle des quartiers, mais aussi la mort l’année précédente d’un jeune Ethiopien, décédé quelques mois après avoir subi des violences durant une détention préventive. Même si le lien n’a pu être établi et que l’affaire avait été classée, les protestataires affirmaient que les policiers étaient directement responsables de sa mort. Une première manifestation à Jérusalem fait une quinzaine de blessés. Une seconde quelques jours plus tard à Tel Aviv, vire aussi à l’affrontement quand les manifestants bloquent la voie rapide. Des violences ont aussi lieu à proximité de la mairie. Plus de cinquante personnes sont blessées et une quarantaine arrêtées. D’autres manifestations ont lieu dans plusieurs villes du pays dans les semaines qui suivent.

En 2019, deux affaires font de nouveau descendre les jeunes Ethiopiens dans la rue. En janvier, un jeune déséquilibré erre dans les rues de Bat Yam, un couteau à la main. Trois quarts d’heure plus tard, il est repéré par un policier qui l’abat de deux balles. Sa famille assure qu’elle avait averti la police que le jeune homme n’était pas dangereux et qu’il fallait seulement le maitriser. 20.000 personnes défilent à Tel Aviv pour dénoncer les brutalités policières contre leur communauté. Des affrontements perturberont la dispersion, malgré les appels des kessim et des responsables de la communauté à ne pas céder à la violence.

Fin juin, c’est l’affaire Solomon Teka qui embrase de nouveau la jeunesse éthiopienne. A Haïfa, le jeune homme âgé de 18 ans, est mortellement atteint par le ricochet d’une balle tirée par un policier en permission, qui venait s’interposer dans une bagarre. Les manifestations débuteront dès le lendemain et viseront notamment le commissariat où le policier était affecté. Les policiers qui se trouvent à l’intérieur, tirent des grenades assourdissantes pour repousser les manifestants. Ce qui a pour résultat d’attiser la colère et de propager les manifestations à d’autres localités. Des véhicules sont caillassés ou ciblés par des jets de bouteilles incendiaires. Les affrontements feront plus de 80 blessés et 70 personnes seront interpellées.

Si les violences sont restées le fait d’une minorité, la contestation, dans la rue, mais aussi largement sur les réseaux sociaux, a pris une tonalité inspirée par les mouvements noirs américains. Les slogans utilisés : « Black lives matter », « Don’t shoot me I’m just a young Black » et l’identification aux figures des années 60, telles que Martin Luther King ou Rosa Parks du mouvement des droits civiques, établissent un lien direct de filiation entre les deux mouvements, bien que leurs origines soient totalement différentes, même si leur dénominateur commun est le racisme.

D’autres épisodes de racisme et de discrimination raciale parviennent périodiquement aux médias israéliens. Il s’agit de patients qui ne veulent pas être hospitalisés dans les mêmes chambres que des Ethiopiens, ou la ségrégation d’enfants éthiopiens dans des écoles du courant religieux, ou encore l’affaire du vignoble Barkan. En 2018, la Haute Cour de Justice harédite (Badatz) avait interdit la présence d’employés d’origine éthiopienne, attendu que le doute sur leur judéité pouvait porter atteinte à la cacherout du vin. Le grand Rabbin séfarade d’Israël Itzhak Yosef avait dénoncé la décision comme une « manifestation pure et simple de racisme ».

Ce type de dérive fait le lit d’un mouvement canalisé par des organisations comme le New Israel Fund, qui encourage la contestation sur le modèle afro-américain. Dans un article publié fin juillet 2019 par le magazine israélien Globes, le directeur général du New Israel Fund, Mickey Gitzin s’était défendu de ces accusations :  » Il n’est pas un enjeu social important lié à l’égalité sociale dont le NIF soit absent. Il est toujours bon de créer des partenariats. Même si le prix à payer est d’être identifié comme ‘gauchistes’, comme cela s’est produit lorsque le partenariat judéo-arabe Omdim Beyachad (faire face ensemble) s’est tenu aux côtés des Israéliens éthiopiens. Ces solidarités sont utiles : si les femmes arabes étaient demeurées seules dans leur campagne contre la violence faite aux femmes, elles n’auraient pas pu sensibiliser le public sans le soutien du député arabe Ayman Odeh, des citoyens arabes et des groupes de femmes juives ».

Si le racisme doit impérativement être éradiqué de la société israélienne, il doit l’être par l’éducation, l’intégration, l’égalité des chances et la connaissance de l’autre. Pas par la mise en opposition ni par la division. Un travail ardu mais vital pour un pays qui se construit sur l’immigration et le rassemblement des exils.

 

 

 

Pascale ZONSZAIN, journaliste. Couvre l’actualité d’Israël et du Proche-Orient pour les médias de langue française. Auteur de nombreux reportages et enquêtes sur les sociétés israélienne et palestinienne.