Une alyah (aussi) non-juive

Juifs pour l’immigration, les olim russes ne le sont pas toujours pour la religion. Aujourd’hui, les immigrants des pays de l’ancien bloc soviétique sont majoritairement non-juifs selon les critères de la Halacha.

 

Les olim russes : Juifs à la source, mais pas à l’arrivée

La loi juive ne reconnait que deux formes d’appartenance au peuple juif : par filiation maternelle, ou par conversion. La législation israélienne dans la Loi du Retour (1951) reconnait le droit à l’acquisition de citoyenneté pour toute personne née de parents juifs, convertie, descendante d’un grand-parent juif, unie à un conjoint, soit juif, soit relevant de l’une des catégories précédentes. L’interprétation de la loi juive et son application sont attribuées par l’Etat au Rabbinat d’Israël, dont il reconnait la compétence pour tout ce qui concerne le statut personnel de la population juive.

Avec l’évolution de l’alyah des pays de l’ancien bloc soviétique, évolue aussi sa composition. Les non-juifs en constituaient moins de 15% dans les années 80. Ils ont dépassé le tiers à la fin de la grande vague d’immigration des années 90. Depuis le début de la décennie, leur proportion est devenue majoritaire, oscillant entre 50 et 60%. Ces nouveaux immigrants sont habilités à obtenir la citoyenneté israélienne en vertu de la Loi du Retour, mais ne sont pas reconnus comme juifs selon les critères des autorités rabbiniques israéliennes.

Le Bureau Central des Statistiques évalue en 2018 à quelque 400.000 personnes, soit un peu moins de 5% la proportion de la population israélienne entrant dans la catégorie « autres » ou « sans religion », c’est-à-dire ni Juifs, ni Arabes, ni chrétiens non-arabes. Ils étaient 85.000 en 1995. En 2017, 40% des nouveaux immigrants ont été enregistrés dans la catégorie « sans religion ». Cette même année, l’alyah de Russie et d’Ukraine représentait environ 60% de l’immigration. L’immigration qui vient grossir l’ensemble de la population israélienne fait également augmenter en son sein la catégorie « autres ».

Le démographe israélien Sergio Della Pergola, dans son rapport intitulé « World Jewish  Population 2018 » chiffre la population juive mondiale selon différents critères, dont ceux de la « population noyau », correspondant à la définition de judéité selon la loi juive – composée d’individus nés d’une mère juive ou convertis – et de la population juive élargie – habilitée à obtenir la citoyenneté israélienne en vertu de la Loi du Retour.

Pour la Russie, Della Pergola donne 172.000 personnes pour la population de noyau et 600.000 pour la population élargie. Pour l’Ukraine, le démographe avance le chiffre de 50.000 personnes pour la population noyau et celui de 200.000 pour la population élargie.

Sachant que ces deux pays fournissent toujours l’essentiel de l’alyah, sans que les autorités israéliennes aient jusqu’à présent manifesté ni l’intention de s’en détourner, ni de modifier les conditions d’éligibilité à la citoyenneté israélienne, se pose la question du statut personnel de ces citoyens et de ses effets sur la population juive d’Israël.

 

De l’autre côté de la barrière

Le statut personnel du citoyen israélien est déterminé par sa religion et régi par les institutions cléricales correspondantes. Dans le cas des citoyens juifs, ils relèvent des autorités rabbiniques pour tout ce qui concerne le mariage, la filiation et la conversion. Le rabbinat ne reconnaitra pas la validité d’un mariage si les deux conjoints ne sont pas juifs. La filiation juive d’un enfant ne sera pas reconnue, s’il n’est pas né de mère juive. Les conversions effectuées auprès d’organismes ou de communautés non reconnus par le rabbinat d’Israël ne seront pas validées par lui.

Ces difficultés sont ne sont pas seulement administratives. Et elles se manifestent aussi dans des circonstances tragiques. En plusieurs occasions, et notamment lors de l’opération Bordure Protectrice de l’été 2014, des soldats israéliens tués dans les combats n’ont pu être inhumés dans les carrés juifs des cimetières militaires. Leurs dépouilles ont dû attendre parfois de longs jours avant qu’il leur soit trouvé une sépulture. Ces jeunes gens, qui avaient grandi comme des Israéliens, pour certains même nés en Israël, et qui avaient accompli leur devoir comme leurs autres compatriotes, se retrouvaient exclus dans la mort, enterrés « de l’autre côté de la barrière ». Parce qu’ils n’étaient pas reconnus comme juifs. Cette différence qui s’applique à tous les citoyens israéliens « sans religion » est encore plus douloureuse quand elle concerne des jeunes tués en opération militaire ou dans des attaques terroristes.

 

Conversion rabbinique ou conversion sociale

Pour nombre de ces olim, la situation est d’autant plus pénible qu’ils étaient considérés comme juifs dans leur pays d’origine, puisqu’en Russie et en Ukraine, c’est la religion du père et non celle de la mère, qui détermine l’appartenance ethnique.

Selon l’étude réalisée en 2018 par l’Israel Democracy Institute, près de 10.000 personnes –olim et enfants d’olim – sont enregistrées chaque année comme « sans religion » et que moins de 2.000 d’entre eux font ultérieurement l’objet d’une conversion reconnue. Chez les olim de l’ancien bloc soviétique enregistrés comme non juifs à leur arrivée en Israël, 7% ont fait une conversion reconnue, dont un tiers dans le cadre de leur service militaire. L’étude constate encore que 80% des conversions sont effectuées par des femmes.

En 1996, une réforme censée faciliter la procédure de conversion a donné lieu à la création d’une administration spécifique, avec la mise en place de tribunaux rabbiniques dédiés. En 2004, cette administration a été placée sous la tutelle du Premier ministre, mais son fonctionnement est resté sous le contrôle du Rabbinat d’Israël.

Parallèlement, les recommandations formulées à la fin des années 90 par la commission Neeman, ont conduit à la création du programme Nativ, qui prépare les soldats non-juifs à la conversion durant leur service militaire. Ils peuvent ensuite passer leur examen de conversion devant des tribunaux rabbiniques de Tsahal.

Les conversions opérées en Israël auprès de tout autre organisme – réformé, orthodoxe ou ultra-orthodoxe – ne sont reconnues qu’à des fins d’état-civil, mais ne modifient pas le statut personnel du converti, qui reste considéré comme non-juif.

Nombre d’olim russes sont rebutés par la difficulté du parcours, dont la réussite est donc loin d’être assurée. Ceux qui renoncent à entamer une procédure de conversion ou qui l’abandonnent en cours de route, se contentent de trouver leur place dans la société israélienne, malgré leur statut incomplet. Ils participent à la vie économique, envoient leurs enfants à l’école et au service militaire, paient leurs impôts et votent comme tous leurs concitoyens. Ils préservent le mode de vie laïc qui correspond mieux à leur culture d’origine et ne sont pas prêts à adopter le respect scrupuleux des règles que leur imposerait une conversion orthodoxe, pendant et après la procédure. Dans la perception la plus fréquente, les olim russes considèrent qu’ils s’identifient à une nation plus qu’à une religion. Mais ils savent aussi que leur défaut de reconnaissance va se transmettre aux générations suivantes.

 

Politique israélienne d’immigration et ses répercussions

Israël est un pays d’immigration, dans le sens où son projet est de ramener sur son territoire les communautés juives de l’exil. L’encouragement à l’alyah est donc une des manifestations essentielles du projet sioniste. Il vise aussi à assurer le maintien de la majorité démographique juive, cohérent avec son modèle d’Etat nation.

Mais en poursuivant l’accueil indistinct de citoyens juifs et non-juifs, non seulement l’Etat remet en cause le principe d’égalité en n’accordant pas les mêmes droits à ceux dont le statut personnel n’est pas reconnu, mais de surcroit, il prend le risque d’une fracturation supplémentaire de sa cohésion sociale.

La politique d’immigration concernant les pays de l’ancien bloc soviétique demeure inchangée et continue de se fonder sur la Loi du Retour. La politique de conversion en revanche a fait l’objet de débats et même de tentatives de réformes, toutes bloquées en dernière instance par les partis orthodoxes de la Knesset, au nom de l’intangibilité du statu quo. La représentation politique du secteur harédi ne veut à aucun prix céder son monopole sur les institutions religieuses et tout ce qui attrait au statut personnel de la population juive.

Modifier politiquement la définition de l’identité juive parait inenvisageable. Il faudrait donc réformer la Loi du Retour ou le statut des conversions. Deux options qui semblent à peu près aussi irréalistes. Pourtant, faute d’une solution, Israël se dotera bientôt d’une nouvelle sous-catégorie dans sa mosaïque sociale : celle des Israéliens d’origine russe non juifs. Car selon certaines projections, ils pourraient être un demi-million d’ici 2040.

Pascale ZONSZAIN, journaliste. Couvre l’actualité d’Israël et du Proche-Orient pour les médias de langue française. Auteur de nombreux reportages et enquêtes sur les sociétés israélienne et palestinienne.