La fonction du référent juif dans la gestion du « séparatisme »

C’est à un nouveau type de disputation théologique que le désamorçage de la crise soulevée par Michel Houellebecq nous a fait assister. A l’inverse du Moyen âge, quand ce rituel a été inventé, le participant juif a rempli, cette fois ci, un rôle innovant. Rappelons qu’à cette époque où la religion était au pouvoir, c’est un représentant du judaïsme qui était sommé de venir justifier sa religion face à la critique et aux vérités de la religion dominante, qui le catholicisme, qui l’islam. Il en allait souvent de la vie ou de la mort, ou de la conversion, pour la communauté juive concernée et son représentant.

 

A notre époque, semble-t-il, quand ce rituel est ré-inventé, c’est le représentant du judaïsme le Grand Rabbin de France en l’occurrence, qui prend l’initiative  d’une telle dispute religieuse, cette fois ci en vue d’une pacification à la manière de ce qui se pratique dans le monde musulman, la « soulkha », un « pardon », cérémonie publique qui met fin à une vendetta entre tribus, qui autrement n’en finirait pas avec le cycle de la vengeance.   L’offense venue de Houellebecq envers la religion  musulmane est ainsi levée, le texte incriminé  corrigé. Il serait même réécrit de nouveau et le débat théologique des trois sommités lui même serait publié.

 

Sous l’égide de la religion

Cet étonnant événement attire notre attention sur le rôle – symbolique autant qu’institutionnel – que les gouvernements français depuis Mitterrand, ont fait jouer à la communauté juive dans le projet de l’intégration de l’islam, une religion nouvelle venue dans la République et le cadre existant des religions. L’État dans tous les gouvernements qui se sont succédés, a choisi de se confronter à un tel enjeu sous l’égide de la religion, et non de la nation ni de la sécurité intérieure, alors qu’il était question avant tout de l’intégration  d’une population d’origine immigrée dont la religion n’avait pas connu la modernisation. Cela avait été le cas des Juifs et des Chrétiens, deux religions dont la réforme politique (le « Grand Sanhédrin » de 1804 convoqué par Napoléon et le Concordat avec le Saint Siège) avait conditionné l’entrée des Juifs et des membres du clergé dans la République et rendu possible, plus tard, la séparation des Eglises et de l’Etat.

 

En quoi consistait cette réforme ? La renonciation à toute dimension collective, civile et politique, en vue de faire des Juifs et des chrétiens, des citoyens français à titre individuel et non es qualité. Cette démarche impliquait notamment l’annulation de parties importantes du droit canon (la Halakha) de ces religions. Cela se passait au début du 19 ème siècle et pas au début du 21ème, le pouvoir de l’État était sans appel. L’empereur des Français exigeait l’obéissance. L’islam n’était pas partie prenante de ce processus.

 

 

 

 

Le « dialogue des religions »

C’est bien là le nœud du problème, car la politique défaillante de l’État du XXème siècle voulut d’abord « socialiser » l’islam comme religion, dans un cadre qu’il a défini comme « le dialogue des religions ». Il en a pris lui-même l’initiative en mettant à contribution juifs et chrétiens, comme si ces deux religions avaient manifesté une hostilité théologique envers l’islam ou posé des problèmes à l’État. La demande faite aux juifs pour entrer dans ce « dialogue des religions » fut plus lourde, car, dans le contre-jour des actes terroristes des islamistes, il était évident qu’ils étaient la cible paradigmatique des agressions. On leur demandait, en jouant un tel rôle, d’être iréniques, de célébrer la supposée « convivance » du Moyen âge arabo- espagnol (ce que l’on appelle le « vivre ensemble ») alors qu’ils étaient touchés dans leur chair et qu’Ils espéraient surtout une condamnation sans équivoque des agressions par les autorités de l’islam, et la protection rapprochée de l’État que méritaient des citoyens comme les autres.

 

Cette politique commença à l’époque de la guerre d’Irak avec la création, par l’équipe socialiste de Marseille, de Marseille-espérance (1990), une association qui eut pour première mission de faire reculer une vague de violence qui devait voir les banlieues marseillaises, pro-Saddam , déferler sur le centre ville. Un grand « spectacle » avec costumes religieux  traditionnels fut monté pour appeler solennellement au nom de toutes les religions à la paix religieuse. Le Grand rabbin de la ville, y joua un rôle signalé. Il y eut aussi Roubaix Espérance, et d’autres manifestations de ce genre. L’État déléguait en fait aux autorités religieuses le soin d’assurer la paix civile qui relevait pourtant du ministre de l’intérieur.

 

Les retombées

L’assimilation se fit au fil du temps, entre le problème que posait l’islam à la République, et les problèmes que poseraient aussi judaïsme et christianisme, des problèmes qui étaient ceux d’avant le Sanhédrin et le Concordat. On en vint, dans l’intelligentsia, à fustiger « le Front uni des religions ». Durant l’année du Bicentenaire de la Révolution, la « communauté » juive en vint à être critiquée pour son « communautarisme », au même titre que « la communauté de l’immigration », que, plus tard, l’État tentera de réduire, toujours dans le flou sémantique, avec la loi « contre le séparatisme ». Les religions étaient renvoyées dos à dos, la réforme de l’islam et sa responsabilité élidées, le gouvernement était quitte et pouvait se permettre son absence de politique et sa démission sur le terrain.

 

Pour les Juifs et les chrétiens, les conséquences n’étaient que négatives. Ils étaient en fait rétrogradés dans leur condition historique, fragilisés et sommés de prendre en charge le travail de réforme de l’islam, nécessité par son entrée sur scène[1]. Jamais l’État, cependant, ne le demanda ni ne l’exigea. Sans doute les politiciens d’aujourd’hui, ignorent-ils l’histoire de France … Sur la scène politique et sécuritaire intérieure, cependant, les Juifs, mais aussi les chrétiens, connaissaient de nombreuses agressions sous motifs islamistes : elles étaient devenues invisibles. Le terme même d’«islam » finit par être sanctuarisé. Il ne fallait pas le nommer quand les terroristes s’en revendiquaient pourtant et que leurs victimes étaient désignées, elles, comme juives.

 

L’occultation

Cet interdit finit par retentir sur les Juifs eux-mêmes de façon paradoxale : leur état de victimes ne fut pas reconnu dès l’abord. C’était la conséquence du dédoublement de la figure juive qu’inaugure le doublet « juif-palestinien », « antisémitisme-antisionisme ». Il rendait possible la supposée légitimité de l’antisionisme, distingué de l’antisémitisme puisqu’il vise l’existence d’un État, dépeint en termes monstrueux pour justifier le terrorisme antijuif (Merah né en France, français « vengeait les « Enfants de Gaza » sur des enfants juifs français).  Sous le signe de ce doublet, on pouvait le « comprendre » comme le dit un jour Hubert Védrines à propos des jeunes des banlieues face à la tentation islamiste. Il fallut le massacre de Charlie Hebdo, pour que l’hyper cacher soit regardé en face.

 

C’est au début des années 2000, avec la deuxième Intifada que cette occultation deviendra un fait majeur autant que stupéfiant. Alors que 500 agressions frappaient les Juifs, il régna un black out total sur elles. Nous avons appris quelques années plus tard par la bouche du ministre de l’Intérieur Vaillant, qu’il avait été décidé par le pouvoir « pour ne pas ajouter de l’huile sur le feu ». En d’autres termes, le gouvernement occultait le sort des Juifs et suspendait l’obligation de les défendre, pour assurer la « paix civile » (!). Les juifs ont eu le sentiment qu’alors, l’État les avait abandonnés. 40 000 Juifs quittèrent le pays pour Israël, voire l’Amérique du nord, une migration intérieure se produisit en France même entre villes et régions quand les Juifs désertèrent les quartiers « mixtes » pour des quartiers protégés. Séparatisme ? communautarisme ? Ou débandade ?

 

Le scénario de la « convivance »

Il n’y eût pas que le « dialogue des religions » comme stratégie, il faut ajouter sa déclinaison comme « vivre ensemble » dont la thématique, personne ne s’en rend compte, est à l’opposé de la laïcité, dont le slogan serait plutôt « être ensemble ». C’est le mythe de l’Espagne médiévale islamique des « trois religions » qui fut alors invoqué, pour dispenser l’islam de sa réforme et de sa modernisation au XXIème siècle et pour opposer son supposé modèle à la République.  Ici aussi, les Juifs furent mis à une contribution décisive : ceux qui étaient le plus à se plaindre de cette histoire et du présent furent appelés à décerner un satisfecit à l’islam pour son rapport aux minorités à travers l’histoire.  Du coup, on ne comprit plus pourquoi les Juifs avaient « disparu » des pays arabes entre 1940 et 1970, pourquoi 600 000 d’entre eux avaient trouvé refuge en Israël et 300 000 en France…

 

C’est sous ce registre-là qu’une scène autre que religieuse – culturelle et historique  – s’ouvrit, sur laquelle la communauté juive fut l’invitée d’honneur dans le cadre d’une série de colloques et d’expositions (Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Institut du Monde arabe, Musée de l’immigration) célébrant les rapports idylliques des Juifs et des Arabe , une scène inaugurée par le Président et le Grand Rabbin, et réunissant toutes les institutions juives appelées à donner leur satisfecit au monde arabe, quitte à congédier aux oubliettes ceux des chercheurs qui ne soutiennent pas cette version des faits et à dénier la mémoire d’une génération encore vivante, le tout visant à mettre Israël sur la sellette de l’accusé de principe (c’est à cause de lui que ce bel ordre culturel a disparu) et à « justifier» par ricochet l’ « antisionisme». Sans compter qu’un tel scénario exclue de la communauté « officielle » une bonne partie de ses membres…

 

L’économie de l’antisionisme

L’antisionisme, il faut le remarquer, rend de multiples services idéologiques. Il justifie moralement, et en tout cas idéologiquement,  ’antisémitisme des islamistes (au nom du droit de « critiquer Israël » ). Il permet de retourner la  haine des Juifs propre à l’antisémitisme, à l’encontre d’Israël. Il externalise les agressions antisémites comme externes à la France (« conflit importé »).  Il dispense l’islamisme de toute responsabilité, mais accable par contre le judaïsme, pardon le sionisme. Il cache la nature de la cause palestinienne pour mieux cacher la motivation antisémite. Au besoin, il met en accusation les Juifs français pour communautarisme, pardon, « séparatisme ».

 

Il ne faut pas négliger l’extrême dangerosité de l’antisionisme, que la doctrine de l’«intersectionnalité» rend possible en assimilant dans la même condamnation des réalités disparates, des situations d’oppression  qui n’ont rien à voir entre elles. Au nom de la théorie du genre ou de l’identité africaine, on pourra et on peut déjà exclure de la condition commune, des juifs du fait de leur « sionisme », appelés à devenir des persécuteurs universels dans leur essence même[2]. Retour du racisme, cette fois ci distingué, sous l’égide de l’idéologie woke…

 

Il faut remarquer qu’il n’y a pas de résistance à ce développement dans l’atmosphère générale, telle que la presse et les médias l’agitent. Les médias français sont manifestement « engagés» quand il est question d’Israël. Ils adoptent le narratif des organisations palestiniennes (Hamas, Fatah, Djihad Islami) pour rendre compte des événements du Proche Orient et délégitimer Israël, quoiqu’il fasse. Cette atmosphère encourage ainsi l’antisionisme qui trouve une légitimité inattendue dans le mainstream médiatique qui dépeint Israël dans des termes qui stigmatisent son inhumanité.

 

 

*Rappel bibliographique de l’auteur sur le sujet

La République et les Juifs après Copernic (1982), Un exil sans retour ? Lettres à un Juif égaré (1995), La démission de la République. Juifs et musulmans en France (2003), L’avenir des Juifs de France (2006), Quinze ans de solitude, Juifs de France (2015).

 

*Publié dans Tribune juive le 24/1/23

[1] Un fait corrobore cette perspective et il concerne les religions chrétiennes. « Les trois confessions, catholique, orthodoxe et protestante, ont déposé ensemble, fin février 2022 devant le Conseil d’État, un recours en annulation des deux décrets d’application de la loi dite «séparatisme» du 24 août 2021. Elles estiment que le gouvernement a enfermé toutes les religions dans un même lot de dangerosité qui fait peser sur elles  les conséquences des extrémistes de l’islam. Elles ne veulent pas, au prix de leur liberté, payer les restrictions imposées par l’État au culte musulman. La loi incriminée impose aux associations mixtes de scinder clairement en deux le culturel et le cultuel, pour les pousser à passer en associations 1905 contrôlées par l’État et sur lesquelles le préfet dispose maintenant d’un pouvoir d’injonction et de contrôle …  Il peut obliger en effet une association à reconnaître qu’elle a des activités cultuelles pour la faire muter en association de 1905… Cf. Jean Marie Guesnois in Le Figaro

https://www.lefigaro.fr/actualite-france/les-trois-religions-chretiennes-unies-face-a-la-loi-separatisme-20220721

 

 

[2] J’ai vu sur la place de la République dans une manifestation en faveur des droits des handicapés, un handicapé dans sa petite voiture arborant le drapeau palestinien…

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.