La crise israélienne

C’est un phénomène étrange qui se produit en Israël, dont les caractéristiques ne sont pas d’ordre « rationnel ».

 

Le discours excessif de la gauche et du centre gauche, au sortir de leur défaite électorale, ne résiste pas en effet à l’analyse rationnelle de la Loi contestée comme de l’état des lieux objectif. La thématique du fascisme, de la dictature, de la révolte, de la désobéissance civile , s’il n’était pas porté par des leaders supposés « sérieux » – principalement un quarteron de généraux à la retraite – ne serait pas pris en compte tant il est abusif et dénué de consistance. Il reste une inconnue à ce propos: ces hauts gradés à la retraite sont-ils les leaders de la manifestation, ses porte-paroles responsables, ou des opportunistes qui cherchent à monter sur le train en route ? ils semble même qu’il n’y ait pas de leaders !

 

On peut aussi se demander si le projet de loi a vraiment été lu et compris par la majeure partie de la foule que ces généraux ont plongée dans la panique. Il faut signaler à ce propos combien les médias et les journalistes ont joué les donneurs d’ordre de la manifestation et produit un narratif qui a accrédité le discours des généraux. Le langage, lui-même a été  manipulé. L’expression de « Réforme judiciaire » a été déclinée dans le discours des médias  sous la forme de « révolution judiciaire », « coup d’Etat de régime/ hafikha mishtarit», soit un « coup d’Etat renversant le régime démocratique »…

 

Ce n’est peut-être pas tant la réforme judiciaire qui est en jeu mais autre chose, inavouable et qui s’enracine dans les tréfonds de la société israélienne. La haine de Natanyahou et la jalousie jouent certainement pour ce qui est des élites. Il n’échappera en effet à personne que les leaders de la foule ou bien n’ont pas été élus ou bien ne sont pas considérés comme représentatifs de secteurs d’opinion importants.

 

La cassure entre la minorité électorale (la manifestation) et la masse de la population qui a voté pour la droite éclate au grand jour avec le slogan « Démocratie », que scandent ceux qui n’acceptent pas le résultat des élections démocratiques. J’y constate l’expression morphologique d’une faille entre la minorité qui essaie de s’approprier l’essence (à défaut du corps) de la démocratie et une majorité que l’élection démocratique a portée au pouvoir.  Le slogan de la manifestation témoigne ainsi a contrario que c’est elle qui n’est pas démocrate.

 

Par ailleurs un élément resté inexpliqué nous met sur une piste : la référence massive faite durant cette crise à la question « ethnique » (une des failles qui divisent Israël, la condition de la population juive d’origine sépharade. Cette référence occupe une place majeure quoique périphérique dans la controverse actuelle, confirmée par les discours et les sondages. Par ricochet, elle soulève la perspective d’une élite qui s’opposerait au résultat d’une élection qui la chasserait de sa position éminente au profit des sépharades, connus pour voter Likoud. Les événements opposeraient la masse du peuple qui a voté à droite à l’élite plutôt que « le peuple démocratique » à la populace, d’essence fasciste comme veulent le faire croire les leaders de la manifestation. Que la manifestation soir celle des élites et des nantis se vérifie avec l’adhésion de la plupart des corps de métier à la manifestation, et notamment du secteur High Tech, des banques et de la fuite des capitaux à l’étranger.

 

Il faut rappeler les éléments de base d’une telle situation. La population sépharade (encore prédominante), immigrée dans les années 1950 n’a jamais été intégrée dans l’establishment qui était, depuis la fondation de l’Etat, travailliste, socialiste, kibboutzique. Une expression exprime a contrario cet état de faits, celle de « Edot hamizrakh/ ethnies de l’Orient » (étant bien entendu qu’il n’y a jamais eu d’ethnies de l’Occident »). Cette dénomination indique bien que cette population n’a pas été intégrée dans la « nation israélienne », jugée d’un rang inférieur en matière de socialité et de conscience politique. La « nation » est à un échelon supérieur par rapport à l’éthnie, non moderne et à la réalité politique primaire.Les années 1970 virent la crise exposée au grand jour avec le mouvement des panthères noires. Un partage se fit entre l’élite et la « populace » qui vota naturellement pour la droite qui, elle-même, avec le mouvement révisionniste, était exclue elle aussi de la bonne compagnie du cercle du pouvoir, voire identifiée ici aussi au « fascisme ».

 

Jusqu’à l’élection triomphale de Menahem Begin par cette population. Si la droite et les sépharades entrèrent en masse à la Knesset, le. Pouvoir « socialiste » (ethniquement marqué ashkénaze donc)) resta entre les mains de la gauche qui conserva ses positions de pouvoir anciennes, identifiées avec tous les signes du pouvoir : intellectuel, politique, académique, les sépharades se voyant rejetés dans le populaire, l’obscurantisme, la religiosité, le monde arabe non démocratique (quoique la figure arabe soit souvent préférée aux sépharades dans ce cercle), etc. Ces stéréotypes sont toujours à l’œuvre. C’est le député Likoud Amsallem qui incarne jusqu’à la caricature la figure sépharade durant cette période : fort en gueule à la Knesset, fan des montres de grand luxe (la chaine 13 lui consacra une émission à ce propos pour détruire son image), qualifié dans la controverse de « babouin » et autres sobriquets. A la télévision les électeurs du Likoud sont toujours présentés en train de manger, dans un marché, en masse et dans un milieu populaire. Ayant fondé le parti religieux Shas, les sépharades sont identifiés à l’ultra orthodoxie ashkénaze. Bref, tout ce que rejette l’élite ashkénaze distinguée qui a trouvé réfugie à la Cour suprême depuis la Réforme du juge Barak, et dans le cercle du pouvoir journalistique, judiciaire (auquel il faudrait rajouter la police).

 

Le face à face oppose le pôle élitiste (Cours suprême, information médiatique, police, universités, scènes représentatives, ashkénaze, « de gauche ») et le pôle populaire (Knesset,). A la Cour Suprême, on dénombre 15 juges « ashkénazes » versus un seul juge « sépharade » celui qui a voté, à l’encontre de tous les autres, contre l’empêchement d’Arye Dery d’accéder au poste de ministre, un empêchement fondé sur une base juridique nulle et non avenue et qui s’en prend au choix des 450 000 sépharades qui ont voté pour lui.

 

Ce qui est en question dans cette crise, ce n’est donc pas la Réforme judiciaire en tant que telle, si ce n’est qu’elle ébranle le pouvoir de l’élite dominante qui a réussi à imposer son point de vue à la Knesset en permettant à la Cour suprême d’annuler les décisions de la Knesset, et donc d’opposer une loi « transcendante » (du haut du ciel des juges) à une loi votée à la majorité de la Knesset, du Parlement. La figure d’un Parlement dépendant de la Cour suprême, montre en dernier recours que la crise institutionnelle recouvre une crise opposant les élites au peuple, deux populations réduites dans l’idéologie à l’ethnicité, alors que leur distinction porte une connotation spirituelle et halakhique très profonde dans la perspective du judaisme. Plus largement ce qui est en jeu dans la crise, c’est l’identité juive et universelle (ahkénaze et sépharade) de l’Etat, la légitimité à exister de l’Etat d’Israël, comme Etat juif, e sur la foi de sa propre souveraineté historique et non de la reconnaissance des autres (ce que nous avons vu par défaut dans l’appel au secours des organisateurs de la manifestation à des référents étrangers,  américains et européens, quitte à punir leur propre pays.

 

Post scriptum : une nouvelle explication révolutionnaire de la crise

 

La Revue Juive américaine Tablet vient de publier un article de Lee Smith, auteur du livre The Permanent Coup: How Enemies Foreign and Domestic Targeted the American President (2020), qui développe l’idée que la révolte contre la réforme judiciaire est inspirée et soutenue par le gouvernement américain. Cela donnerait une autre explication du décalage que nous avons constaté dans le phénomène social lui-même.

Voir :

Tablet March 3/2023

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Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.