Les israélites israéliens…

On ne peut se contenter d’un simple jugement politique et idéologique pour comprendre la nature des événements auxquels nous assistons en Israël. La réaction à l’élection magistrale de la coalition de droite, au terme d’une chasse à l’homme, en l’occurrence du leader politique qui a fait d’un très petit pays la huitième puissance du monde, est trop violente pour être comptée aux pertes et profits des manœuvres politiques habituelles.

 

Cinq élections, une coalition de minorités l’emportant sur le parti le plus prépondérant, un premier ministre issu d’un parti fort de seulement 6 députés, un traité international (l’accord gazier) signé sans vote de la Knesset, l’accueil dans la coalition au pouvoir de partis antisionistes, et notamment les Frères musulmans, déniant la légitimité de l’Etat dont ils sont pourtant les députés : il y a là autant de signes d’une crise de régime qui se déploie depuis 5 ans «  à côté »  d’une majorité politique, jusqu’à ce jour restée calme et respectueuse des lois de l’alternance démocratique quand elle n’était pas au pouvoir. Alors qu’il y avait vraiment de quoi se révolter.

 

La panique et la peur

La panique quasi pathologique qui a saisi les vaincus des élections constitue un fait de société, de psychologie collective autant qu’un fait politique. Abreuvée au discours radical et délirant (le florilège des discours justifie ce qualificatif)) d’une partie des élites et surtout authentifiée par la totalité des média, ce discours  a été pris pour «argent comptant »  par une partie du public qui est entré dans une peur collective hantée par la crainte de la « dictature », du « fascisme », de la crise économique… « Démocratie », le slogan martelé dans les manifestations, sonne bizarrement au diapason du sentiment de ses chantres qui récusent objectivement son fondement, soit la règle de la majorité. Les médias sont les donneurs d’ordre, ils mettent en scène le scénario de l’émigration des « démocrates » et l’appel au secours de facteurs étrangers pour qu’ils interviennent contre leur propre pays et la majorité de leur peuple. La présence de drapeaux palestiniens (sur fond d’attentats répétés) dans la manifestation hebdomadaire témoigne de cette dimension. Il ne manque plus à ce mouvement que de reprendre les idées du BDS contre l’«apartheid » israélien…

 

Cet appel à l’étranger contre son propre pays, cet appui sur les autres pour se positionner rappellent quelque chose : le profil du Juif assimilé, à l’identité extro-déterminée, dépendante de l’intériorisation du regard de l’autre. C’est le profil de l’«israélite » qui se dissocie du « Juif »… En fait, la panique que nous avons évoquée manifeste la terreur ressentie par les « israélites » de se retrouver sous la chappe des « Juifs », de la théocratie, du ghetto, exposés à la perte de la reconnaissance par les autres qui fait leur légitimité. On observe à ce propos que le sionisme, la nouvelle donne nationale de l’identité juive, soit l’«israélien », n’a pas chassé ni rendu caduc le profil « « israélite ». L’«israélien» (national) reste encore trop « juif » pour les israéliens qui se révèlent « israélites » : on ne va pas chercher de solution entre soi, dans la maison commune, mais à l’étranger. Le fantasme du départ, de l’émigration montre qu’on ne se sent même plus « israélien ». A la tribune de la Knesset l’inénarable[1] Lapid a osé dire que l’anniversaire de la Knesset qui a été récemment célébré pourrait bien être sa cérémonie mortuaire ou bien que certains se demandaient aujourd’hui si nous appartenions au même peuple. On pense aux jeunes israéliens qui ont choisi de s’installer à Berlin ! Retour aux « sources » ?

 

La « démocratie »

Au vu de l’israélien israélite, il y a une opposition entre le patriote, le national, trop « juif », en somme entre l’israélien « juif» et les israélites « éclairés[2] ». Ainsi la mouvance de l’opposition  ne se veut pas nationale dans le principe (malgré l’abondance forcée des drapeaux dans les manifestations qui font diversion) mais selon des critères externes au cadre national, soit la «démocratie » élevée au rang de symbole sacré, sans laquelle, hors de laquelle, Israël n’a pas le droit moral d’exister car il serait confondu avec le juif qui, lui, n’a pas le droit d’exister tel qu’il est : intro-déterminé, décliné dans tous ses épouvantails: religion, théocratie, halakha, haine de l’autre, obscurantisme, ethnicité, etc. Bref c’est ce que les « révoltés » qualifient d’anti-démocratique, soit l’Israël souverain en vertu de lui-même, Juif. et pas par procuration. C’est là ce qui explique l’appel à au secours de l’étranger, la fuite, le drapeau palestinien (la Palestine « laïque et démocratique » comme on sait !).

 

L’étranger du dedans

Pour se dépêtrer de cette identité juive, supposée de bas niveau, seule la démocratie le peut, non dans sa dimension patriotique et sa forme majoritaire mais dans sa dimension de « Loi », fut-ce sous une forme minoritaire. Cela revient à dire qu’elle est l’apanage de la Cour suprême, édictant une loi qui ne serait ni la loi juive ni la loi nationale israélienne[3]  mais la loi « universelle » des droits de l’«homme» , une loi qui serait extérieure à elle-même.  C’est sur l’argument des «droits de l’homme » que repose en effet la « révolution constitutionnelle » du juge Barak : l’homme opposé au juif, au citoyen, qui autorise la Cour suprême à intervenir dans toutes les affaires de l’Etat (« tout est justiciable ») et à adopter des jugements qui ne respectent pas la souveraineté du Parlement.

 

La « démocratie » postmoderniste

On observe au passage en quoi il y a là un condensé de ce qui se passe en ce moment dans l’Occident démocratique, autant en France qu’aux Etats-Unis. Les supposés « progressistes » dépouillent le citoyen national de toute légitimité à l’avantage d’un racialisme de mauvais alois, une forme de racisme retourné qui se promeut comme antiracisme. Sous ce jour-là, la « menace » des israélites israéliens de quitter Israël apparaît encore plus pathologique  car elle équivaut à retomber dans une semblable situation, ailleurs.  En France, la crise de la démocratie est aussi probante. 40 ans de stratégie du « danger Le Pen » ont pulvérisé la gauche autant que la droite. Le parlement est peuplé d‘une génération qui n’a pas de passé politique ni d’implantation dans le pays profond. Le débat parlementaire a été transporté dans des consultations « populaires» auprès de citoyens  choisis « au hasard » , sans compter  l’usage du 49-3 comme moyen de gouvernement et les millions de manifestants qui récusent l’adoption forcée de la loi sur les retraites…

 

 

L’étranger du dehors comme acteur

La dimension de l’étranger, c’est-à-dire le recours à un tiers salvateur, peut aussi se manifester d’en dehors du pays. Je pense aux Américains et à l’Union européenne qui, depuis une trentaine d’années, se sont invités à travers ONG et financements secrets à intervenir dans la politique d’autres Etats qui ne trouvaient pas grâce à leurs yeux. On connait par exemple les interventions de la Russie dans les affaires de plusieurs pays. L’objectif de ces interventions est de donner un coup de pouce au camp qui sert les intérêts de ces pays : les événements actuels en Israël témoignent clairement de ces interventions. Elles peuvent être le fait de pseudo ONG, en fait financées par des Etats comme les ONG de l’Union Européenne, très activistes en Judée Samarie. On peut penser aussi à un certain nombre d’associations juives américaines qui interviennent clairement dans l’arène politique et électorale israélienne. On sait le rôle joué au grand jour par le New Israel Fund, dans le mouvement actuel. Fondé par des proches d’Obama, cet organisme draîne avec lui tout le ressentiment d’Obama. Dans cette optique, l’homme à écarter, c’était bien Natanyahou. Pour les Européens, l’objectif majeur est de tout faire pour promouvoir un Etat palestinien.

 

Que faut-il penser de l’interventionisme des Juifs américains, majoritairement proches du parti démocrate et donc abonnés aux causes du parti démocrate? Un juif américain sur trois estime qu’Israël pratique l’apartheid, un sur dix qu’il ne devrait pas exister. Ici aussi la logique israélite joue à plein. Les Juifs américains ont deux choses à se faire pardonner : ne pas avoir été plus activistes pour sauver les Juifs européens de la Shoah, se faire pardonner l’existence d’Israël dont la condition  nationale est un poids pour leur plan de carrière dans l’ordre de la promotion dans la société américaine. Un autre intérêt les motive: obtenir la reconnaissance de la synagogue « libérale », pur produit américain, de la part des orthodoxes israéliens. J’ai déjà étudié[4] la nature des motivations, peu honorables, de l’Union Européenne. Je n’aborde pas ici tout ce qui gravite autour des œuvres « philanthropiques » du milliardaire américain Soros…

Il a quantité de forces internationales qui interviennent dans la politique d’autres pays pour en changer le cours. Leur mode d’action est l’organisation de forces d’opposition au statu quo, le soutien financier aux activistes, la confusion de l’opinion, le blocage du système politique ou la destruction médiatique de certains hommes politiques qui font obstacle à un changement de cap.

 

L’exemple inquiétant de la « révolution orange »

En novembre 2004, en Ukraine, à la suite d’une contestation des résultats de l’élection présidentielle se tient sur la place Maidan une manifestation qui réunit durant 15 jours plus d’un million de personnes qui n’acceptent pas les résultats des élections présidentielles, jusqu’au moment où la Cour Suprême les annule et organise un nouveau scrutin qui porte les contestataires au pouvoir et apaise les manifestants. Je ne veux pas comparer les deux situations. Contrairement à l’Ukraine, l’élection de la droite israélienne n’a été entachée d’aucune irrégularité mais ce qui m’intéresse dans cette comparaison, c’est la stratégie mise en œuvre par les contestataires ; elle ressemble étrangement à celle que suit la « rebellion civique» : occuper la place centrale de la capitale (en l’occurrence Tel Aviv, mais jeudi la Knesset à Jérusalem) jour après jour pour finir par emporter la décision avec l’aide de la Cour suprême…

 

*publié sur Tribune juive le 8 février 2023

[1] Il y a un florilège accablant des discours irresponsables et scandaleux de Lapid qui fut premier ministre !

[2] La « collectivité éclairée » selon le juge Barak, source des principes du droit.

[3] La loi fondamentale sur la nation fut l’objet d’une grande attaque contre les Israéliens nationaux. La Cour suprême doit encore se prononcer sur sa validation et sa légalité.

[4] Cf. Shmuel Trigano, Les frontières d’Auschwitz, les dérapages du devoir de mémoire, Le Livre de poche.

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.