Les sacrifiés du « vivre ensemble »: Une analyse stratégique

Le discours de la candidate du parti socialiste comparant le sort des musulmans dans la France d’aujourd’hui à celui des Juifs sous le nazisme et Vichy est une bonne occasion de comprendre comment procède la manipulation du signe juif à l’œuvre en France depuis le début des années 2000. Ce discours prouve en tous cas que, quand on est à court d’idées et au plus bas des sondages, évoquer les Juifs est toujours rentable dans l’opinion. Ce qui tranche sur le passé, cependant, c’est la forme politiquement correcte de cette évocation qui assume avec démonstration une intention réputée anti fasciste, censée assumer la position morale du « plus jamais ça ».

 

En l’occurrence,  une morale particulièrement perverse. Le mot « juif » est convoqué pour désigner les musulmans que l’on charge du passé victimaire des premiers pour les camper subrepticement en victimes: une opération symbolique qui revient à suggérer que la France est fasciste sans en assumer la démonstration. Mais la perversité de ce discours est bien plus grande si l’on se souvient que les Juifs, depuis plus de 20 ans, sont, toutes proportions gardées, la population la plus agressée de France  et qu’elle l’est, par des musulmans français, radicalisés et au nom de leur religion ou du prétexte anti israélien derrière lequel ils se cachent pour justifier leurs actes, aidés pour ce faire de la version de gauche, version palestinienne du conflit moyen-oriental qui a envahi les rédactions. Il faut se souvenir à ce propos que Anne Hidalgo a honoré l' »action pour la paix « de Mahmoud Abbas en lui décernant la Médaille Grand Vermeil de la Municipalité.

 

En somme, l’opération idéologique vise à installer la victime dans le rôle de l’agresseur, c’est à dire à l’avantage d’une partie qui est le véritable agresseur et que l’on ne nomme pas ou que l’on hésite à nommer. Tous les Français ont remarqué à ce propos qu’officiels et journalistes ont la plupart du temps du mal à désigner l’identité des agresseurs d’actes manifestement terroristes, pour ne pas s’exposer à l’accusation d' »islamophobie » c’est à dire de « racisme » qui joue alors le rôle du concept d' »antisémitisme ». Les mots valises inventés par les médias comme « conflit importé », « tensions intercommunautaires », font partie de ce langage spécial, plein de sous entendus et de circonlocutions. Ils visent à empêcher de penser et protègent toujours les islamistes en ne les nommant pas mais désavantagent par contre les victimes en les faisant partager la responsabilité de l’agresseur. Seul le passage par la victimitude supposée  supposée des Juifs autorise aujourd’hui à nommer l’islam en son nom.

 

La même opération idéologique de retournement de la réalité connait son apothéose quand on fait des « Juifs d’Orient » du passé, l’exemple mirifique du « vivre ensemble » que l’Etat veut proposer comme modèle, et donc en lieu et place de la laïcité (on n’est pas à une contradiction près).  L’exposition qui leur est consacrée à l’Institut du monde arabe, et qu’a célébrée en grande pompe le président de la République, est une apothéose de cet argument alors qu’il y a là une opération d’écriture assez époustouflante au regard de la réalité historique, passée comme contemporaine, et en tout cas déjà simplement française.

 

Le Parti socialiste a en l’occurrence une longue histoire dans cette manœuvre que Mitterrand avait fomentée pour garder le pouvoir en créant ex nihilo le phénomène Le Pen, pour mettre la France en demeure de choisir entre le parti socialiste et Le Pen. Il faut se remémorer à ce propos le slogan « Juifs= immigrés » fabriqué par SOS Racisme qui posait les fondements de la « gestion »  symbolique à venir du problème de l’islam qui est aussi le problème de l’immigration. Cette équivalence impliquait la marginalisation des Juifs français dans la société française qui remettait en question l’identité française de la population juive, notamment originaire d’Algérie, et lui conférant une valeur critique, tant dans le rapport à la France que dans le rapport à l’islam et aux musulmans en Algérie même…  Sur ce plan il n’est pas étonnant que ce soit un Juif d’Algérie auquel le Pouvoir ait demandé le rapport sur la question controversée de la mémoire de la colonisation. Macron n’aurait pas trouvé meilleur « fusible ».

 

Donc le premier acte de la manœuvre idéologique vise à allogénéïser les Juifs, spécialement ceux d’Afrique du nord pour établir une quelconque équivalence des signes entre originaires de l’immigration et citoyens juifs français qui vivait dans les départements français d’Algérie. J’évoquerai une preuve concrète de cette remarque quand le ministre de l’intérieur Vaillant a reconnu après coup que le gouvernement avait fait le blackout sur les 500 agressions antijuives commises entre 2000 et 2001, « pour ne pas jeter de l’huile sur le feu »: une parole gravissime qui avance que l’Etat renonce à assurer la sécurité de cette population exposée à la haine et au ressentiment des « banlieues »  que l’on ne nomme pas et que l’on épargne pour sauver la « paix » civile. On ne peut pas mieux dire la discrimination qui est alors à l’œuvre qui se transformera en accusation de la population juive originaire d’Algérie, qui fut bien sûre « colonialiste », censée en vouloir aux populations qui les ont chassées (d’où « tensions intercommunautaires »). Il faut noter qu’on retrouva à l’époque cette opinion  dans les cercles des élites juives. Soudain les Juifs d’Algérie se retrouvaient dans le regard des autres moins français. Les immigrés, quant à eux, étaient protégés dans leur innocence symbolique.

 

Pour nous résumer, l’objectif de cette manœuvre était de naturaliser l’islam au prix de la dénaturalisation des Juifs d’Algérie (je parle ici de la symbolique). Elle détournait la critique qui qui devait aller aux milieux de l’immigration musulmane sur les Juif français : »conflit importé » (donc la faute à Israël) mais aussi « communautarisme » juif en France, une accusation qui se fait jour en 1989 avec le Bicentenaire, autant d’accusations qui confortent l’allogénéïsation. Dans le meilleur des cas, Juifs et musulmans furent renvoyés dos à dos: ce n’est plus un problème « français » ( mais « importé », ce qui désignait par ricochet le coupable: Israël et « sionisme » des Juifs de France, qui provoquait le monde musulman)…

 

Tout se passe comme si les Juifs étaient tenus pour de récents immigrés, comme si on avait oublié que l’Algérie était des départements français, comme si la naturalisation des Juifs d’Algérie, en 1871, n’avait pas eu lieu. La régression des Juifs à un statut problématique dans la République effaça le Sanhédrin napoléonien de 1807, comme si le judaïsme en était encore à devoir se réformer pour être dans la République, une réforme par contre qui est encore à faire pour l’islam tard venu. La rétrogradation historique des Juifs, prix de leur allogénéïsation, remet leur compteur à zéro pour sauvegarder l’innocence du signe musulman, à l’exonérer de toute critique et de tout effort et à dévier toute critique à son égard vers les Juifs. Je me souviens de la parole d’in grand historien qui m’avait dit : « c’est vous (communauté juive) qui avaient ouvert la porte aux musulmans »…Gratification ultime pour les musulmans: la « politique arabe de la France » dans son impact culturel à travers ses récents votes à l’ONU et à l’UNESCO exprimant le déni du droit des Juifs sur leurs lieux saints historiques. Quel bilan! Mais il ne s’arrête pas aux Juifs. La manœuvre idéologique que nous avons tenté de « déconstruire » est aussi celle qui a pulvérisé le champ politique français dans les décombres duquel la France se trouve.

 

 

*A partir d’une chronique sur Radio J le jeudi 16 décembre 2021

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.