Pourquoi la dénomination de « sépharade » est importante.

C’est l’Israël des années 1950 qui a distingué les « orientaux » des « sépharades », une distinction discriminatoire à finalité hiérarchique qui distingue les Juifs des Balkans, parlant ladino, des Juifs originaires du Moyen Orient et d’Afrique du Nord supposés arabophones, en somme en vertu d’une distinction séparant les « Occidentaux » des « Orientaux ». Cette dissociation se rencontre aussi dans des cercles sépharades originaires des Balkans qui cultivent leur héritage linguistique et la mémoire de la Shoah dans laquelle leur monde a en grande partie disparu et qui, de ce fait même, se dissocient des « Orientaux » et voient leur spécificité plus proche des Juifs « européens » que des « Juifs arabes ».

 

La dénomination d' »orientaux » n’a aucun antécédent dans le monde sépharade. Aucun Juif « d’Orient » ne se serait défini comme tel avant l’ère coloniale. Uri Avneri un journaliste  gauchiste, célèbre en son temps avoue dans un article que c’est lui qui avait le premier qualifié les Juifs venant des pays arabes d' »orientaux ». Les médias ont suivi.

 

Dans les années 1950, les institutions israéliennes qualifièrent autrement les sépharades, devenus « Ethnies de l’Orient » (edot hamizrakh), c’est à dire identifiés à un stade archaïque de la conscience nationale par rapport aux Israéliens qui relevaient, eux, de la « nation » et de la citoyenneté. Les « edot hamizrah » restaient encore en dehors de la nation israélienne : il n’y a jamais eu d' »Ethnies de l’Occident » dans la classification israélienne.

 

Ethnies de l’Orient, Orientaux, etc, sont des concepts discriminatoires qui témoignent d’une méconnaissance de l’histoire et des conditions historiques. Ils sont par ailleurs ouvertement absurdes: le Maroc serait » oriental » par rapport à la Pologne? Il est à l’extrême Occident! Ethniques, les identités nées d’une brillante culture juive qui a donné sa colonne vertébrale au judaïsme universel?

 

Je ne dis rien ici de l’identité de défi, celle de « Juifs arabes », qui fut et est toujours le lot du gauchisme. Au grand jamais les sépharades ne se seraient ainsi définis alors qu’ils vivaient dans un Islam pratiquant la ségrégation ethnique et religieuse des non musulmans. Pour s’en sauver, certains Juifs achetaient des « nationalités » consulaires européennes pour échapper à la discrimination de la Sharia. « Arabes », certainement pas… Arabophones, par contre, certainement.

 

Le critère linguistique n’a aucun sens pour déterminer l’identité: les mêmes sépharades au fil du temps, ont parlé arabe espagnol, italien portugais, hollandais, turc, perse, français en restant dans leur continuité historique. Pourquoi s’arrêter sur une langue et pas une autre? Quelle crédibilité cela a-t-il aujourd’hui, d’autant que depuis le 19ème siècle les Juifs parlaient la langue coloniale, le français et l’anglais. Aujourd’hui, alors qu’Israël n’a rien fait pour conserver parmi les sépharades la pratique de ce qui était devenu leurs langues internationales, français et anglais, sans compter l’arabe, la majeure partie des sépharades du monde qui se retrouve en Israël ne parle que l’hébreu.

 

Par ailleurs, au vu de leur histoire très antique, eux dont la religion précède de plus de 25 siècles la naissance de l’islam, cela est bizarre de les définir comme » Juifs des pays d’Islam », comme si l’islam avait été le moule qui avait donné à ce judaïsme ses caractéristiques alors que sans nul doute les Juifs ont joué un rôle dans sa naissance en Arabie. La sépharadité n’est pas le judaïsme tel que l’islam l’aurait influencé, de même que l’ashkénazité n’est pas le judaïsme tel que le christianisme l’aurait influencé. Ces deux religions sortent du ventre de l’histoire juive.

 

Au vu de leur statut politique, par ailleurs, conférer aux sépharades le titre de « Juifs des pays arabes » est aussi abusif car c’est justement quand les Etats arabes post coloniaux se sont formés que les Juifs n’y avaient plus leur place et ont été chassés. Avant le pouvoir colonial il n’y avait aucun Etat « arabe » mais, durant des siècles, l’empire ottomans des Turcs.

 

Par contre ce qui justifie objectivement que des Balkans à l’AFN, cette population soit nommée sous une seule et unique dénomination, c’est qu’elle se retrouvait toute dans l’empire ottoman, siège du Califat pour tous les musulmans et donc les Arabes, sous la domination duquel elle vivait depuis plusieurs siècles. Il ne faut pas oublier qu’au début de l’invasion islamique toutes ces régions se sont retrouvées dans l’empire arabe unifié. Les relations entre Bagdad et Cordoue étaient puissantes et des transferts de population notamment juives ont eu lieu, de l’Orient vers l’Occident. Le Gaon des yeshivoth babylonien et le « Prince de l’exil/ Resh Galouta » étaient les chefs de tous les Juifs de l’empire, soumis à Bagdad. Depuis les origines du pouvoir musulman, les Juifs ont vécu la plupart du temps dans une même unité politique, d’abord arabe, puis turque mais avant les Arabes, byzantine et romaine.

 

Leur sort fut collectif depuis les débuts de la configuration moderne. C’est ce que l’establishment israélien n’a pas voulu reconnaitre et qui explique pourquoi la question politique que pose la liquidation d’une douzaine de communautés juives n’a jamais été posée par l’Etat d’Israël qui a dénié à ces populations une identité politique et une histoire politique alors que c’est en Israël que cette mémoire aurait dû se forger et alors que l’histoire des sépharades conférait à Israël une légitimité locale.

 

 

Tout cela vaut pour les critères externes mais il y a des critères d’identification internes car les sépharades ont produit une grande culture. Elle a parlé majoritairement arabe, turc, français, anglais, espagnol, portugais, italien hollandais mais aussi écrit en hébreu. Cette culture est marquée par le judaïsme, auquel elle a fortement contribué. Cette population a toujours eu des liens avec le monde ashkénaze. Surtout elle a développé une approche de la loi juive différente de l’approche ashkénaze qui, elle, s’identifiait à une approche de la halakha d’un autre type. Sépharade et ashkénaze désignent des versions de la halakha et des coutumes différentes, mais dans le même judaïsme. Qui a-t-il de plus important que le droit par lequel les groupes s’administrent, ce qui fut le cas des Juifs du ghetto et du mellah qui étaient des non-citoyens, au dehors, mais qui s’administraient au dedans en fonction de la halakha, du droit juif, pour régler leurs différends. Ashkénazes comme sépharades sont des termes bibliques qui ont été attribués par les Juifs à des pays dans lesquels ils ont été dispersés. Sépharade a désigné l’Espagne, ashkénaze les pays allemands et du nord de la France. Remarquons que cette dénomination a ses sources dans la Bible: c’est l’Espagne juive qui se nomme sépharade et le nord de l’Europe juif qui se nomme ashkénaze. Cette double dimension relève pour une part de la fatalité (les Juifs se sont vus dispersés dans deux civilisations en guerre l’une contre l’autre, mais cela repose par ailleurs sur un trait permanent de l’histoire juive: il y a toujours eu 2 Israëls (ce que le royaume de Juda et le royaume d’Israël ont illustré dans l’antiquité), puis il y eu la polarité Babel-Jérusalem, etc.

 

Parler de Juifs ashkénazes et sépharades, c’est donc s’inscrire dans le cadre du peuple juif auquel leur rencontre dans l’Etat d’Israël a rendu toute son actualité et son défi, l’alliage des deux royaumes nés du schisme. C’est aussi défendre dans l’ordre de la connaissance l’idée de l’unité de l’histoire juive et du sujet historique juif, des concepts sans lesquels l’Etat d’Israël voit sa légitimité et son identité s’effondrer. On le voit très bien dans le discours des antisionistes qui dénient aux Juifs la condition de peuple pour dénier à l’Etat d’Israël la légitimité d’exister. Par ailleurs, reconnaitre au monde sépharade, qui a disparu en une trentaine d’années, la condition politique change totalement le récit habituel du conflit israélo-arabe, mais aussi l’histoire interne du sionisme politique.

 

Le destin collectif de tout le monde sépharade, dans les nouveaux Etats arabes de la décolonisation et le destin collectif de tout le judaïsme européen dans la Shoah engagent le destin collectif de tout le peuple juif dans l’Etat d’Israël. En Europe comme dans le monde arabe c’est l’ensemble du peuple juif qui été détruit ou chassé. C’est à dire que c’est la question politique de l’existence juive qui y a été en jeu: tout destin collectif est politique. Ce n’est pas un hasard qu’au sortir de ces drames la quasi-totalité du judaïsme sépharade et du judaïsme européen se soit retrouvé dans l’Etat d’Israël où est posé le droit du peuple juif à exister collectivement, comme un sujet souverain.

C’est donc en Israël que ce destin collectif et politique est récapitulé et là où son avenir se joue

 

Or le leadership sioniste de l’Etat comme les élites sépharades en général n’ont pas été à la hauteur de ce projet: la Shoah a été construite comme un destin universel humain (qu’il est certes) et donc uniquement victimaire mais pas politique alors que ce sont les Juifs comme peuple et non comme individus qui ont été exterminés

La liquidation des communautés du monde arabe a de même été escamotée totalement, jusque dans la pseudo loi mémorielle votée récemment qui met l’accent sur les réparations économiques et non sur la condition.

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.