Des Turcs à Tsahal, le régime juridique de la Judée Samarie

Les Israéliens de Judée Samarie disposent d’institutions propres, mais doivent appliquer un droit compliqué.


Depuis leur conquête en 1967, les territoires de Judée Samarie sont demeurés sous administration militaire avec un droit applicable conditionné à la fois par le droit international et les strates laissées par les puissances qui s’y sont succédé. Tant que leur statut ne fera pas l’objet d’un règlement définitif, le législateur et le juge devront jongler avec des règles et procédures complexes et parfois contradictoires.

  • Les institutions

Administration Civile

La Judée Samarie est toujours placée sous autorité militaire israélienne. C’est le Coordinateur de l’Activité Gouvernementale dans les Territoires (COGAT) qui supervise tout tous les aspects civils en coordination avec l’armée et le gouvernement. Doté d’un département pour les affaires palestiniennes qui couvre les relations civiles et la coordination sécuritaire avec l’Autorité Palestinienne, le COGAT comporte également une structure spécifique, l’Administration Civile de Judée Samarie, chargée notamment de l’administration des implantations israéliennes et de leurs résidents.

C’est l’Administration Civile qui fait office d’administration publique pour les Israéliens de Judée Samarie, dont ils dépendent pour tous les aspects de leur vie et fait appliquer dans la région les décisions gouvernementales s’appliquant aux citoyens israéliens, comme les dispositions spéciales qui font l’objet d’ordonnances émises par l’autorité militaire.

Conseil des Implantations

Le Conseil des Implantations de Judée Samarie, connu sous l’acronyme Conseil Yesha, regroupe l’ensemble des conseils municipaux, locaux et régionaux. Fondé en 1980, il est l’institution politique principale des Israéliens de la région et se veut l’outil de promotion de l’activité et du peuplement israélien dans les territoires. Jusqu’au retrait unilatéral de la Bande de Gaza en 2005, le Conseil Yesha englobait aussi les implantations du Gush Katif. Il est formé des 24 représentants locaux de Judée, Samarie et de la Dépression du Jourdain et d’une assemblée de 150 membres.

Représentations locales

Les localités israéliennes de Judée Samarie sont administrées par des conseils municipaux, locaux ou régionaux, en fonction de leur taille respective. Ces conseils sont élus par les résidents des localités. Leurs compétences sont fixées par deux ordonnances militaires spécifiques, qui reprennent les dispositions du droit des communes appliquées dans les municipalités israéliennes. La Judée Samarie est divisée en six conseils régionaux et treize conseils locaux, composées de 150 localités, dont 4 villes.

  • Système juridique particulier

Le droit, la juridiction et l’administration de l’Etat d’Israël ne s’appliquent pas en Judée Samarie.

Depuis l’entrée de Tsahal en Judée Samarie en 1967, ces territoires sont administrés en vertu du droit d’occupation (Laws of Belligerent Occupation) qui ont été élaborées comme une partie du droit de la guerre. Les dispositions du droit international coutumier concernant ces lois figurent dans les règlements annexés à la Convention de la Haye sur les règles et usages de la guerre terrestre de 1907. En outre, l’Etat d’Israël se comporte en Judée Samarie conformément aux dispositions humanitaires de la 4e Convention de Genève sur la défense des civils en temps de guerre de 1949.

Selon la conception juridique constante des gouvernements d’Israël, reconnue par la Cour Suprême, ces territoires sont détenus par l’Etat d’Israël sous forme d’occupation belligérante. Ce qui a une double implication : d’abord, le droit, la juridiction et l’administration de l’Etat d’Israël ne s’appliquent pas à ces territoires, qui n’ont pas été annexés à Israël et n’en font pas partie.  Ensuite, le régime juridique qui s’applique à ces territoires est régi par les règles du droit international public qui traitent de l’occupation belligérante.

La pratique usuelle et acceptée dans de tels cas d’occupation belligérante d’un territoire est la mise en place d’un gouvernement distinct. C’est aussi ce qu’a fait l’Etat d’Israël en mettant en place un gouvernorat militaire en 1967.

En conséquence, le cadre normatif est composé de plusieurs sources : le droit local en vigueur au moment de la prise des territoires – savoir : le droit ottoman, le droit jordanien et mandataire – la législation militaire du commandant militaire et les principes fondamentaux du droit public israélien.

Le droit qui s’applique aux Israéliens

Concernant les résidents et citoyens israéliens habitant dans les territoires, il existe des dimensions légales supplémentaires :

La législation de la Knesset qui s’applique personnellement, extraterritorialement aux résidents israéliens. C’est ainsi qu’ils sont assujettis à l’impôt sur le revenu et bénéficient de la couverture sociale de l’Assurance Nationale.  

La législation du commandant militaire s’applique seulement dans les limites des localités israéliennes. Ces ordonnances et en premier lieu celle sur l’administration des conseils locaux (Judée Samarie, No82 1981), amendées périodiquement, donnent compétence au commandant des forces de Tsahal pour fixer les règles concernant l’organisation des affaires des résidents des conseils par les conseils locaux ou régionaux. Entre autres, dans le cadre de ces règlements le commandant dénombre une série de législations israéliennes et en applique les normes fixes avec les modifications qui s’imposent dans les territoires des conseils.

Le droit foncier dans les territoires

Conséquence de ce cadre historique et normatif, le droit interne applicable est complexe et en particulier le droit foncier et le droit de la planification et de la construction, par rapport au droit local qui était en vigueur avant la prise de ces territoires par Tsahal. Parmi eux, le droit ottoman, jordanien, mandataire et la législation militaire du commandant militaire.

  • Les sources ottomanes

Le droit ottoman connait différentes catégories d’immeubles. Il existe une distinction entre les droits de nue-propriété et d’usufruit. A l’expiration du droit d’usufruit, le bien revient à son nu-propriétaire. Il existe cinq catégories, qui servent toujours de référence :

Mulk : bien en pleine propriété privée. Essentiellement sis à l’intérieur des villes et villages.

Miri : terre sur laquelle la nue-propriété est conservée par l’Etat et l’usufruit peut être accordé à une personne privée pour l’agriculture, en échange du paiement d’un titre de propriété et de taxes. C’est l’équivalent d’un bail emphytéotique. Ces terrains sont généralement sis en périphérie des villes et des villages, qu’ils entourent. Quand ils ne sont pas cultivés, leur droit de jouissance s’éteint et ces terrains reviennent à l’Etat.

Mawat : terres en déshérence sises à distance d’une agglomération.  Ces terres sont considérées comme des terres en pleine propriété d’Etat, qui peut les attribuer pour des usages divers.

Matruka : terres dont le droit de nue-propriété est détenu par l’Etat et le droit d’usufruit est public, par exemple une route.

Waqf : terres dévolues à des usages caritatifs, religieux qui peuvent être soit en pleine propriété privée, soit en nue-propriété d’Etat.

  • Enregistrement foncier et procédures

L’enregistrement foncier en Judée Samarie n’est pas achevé. Contrairement à la situation en Israël, il n’existe pas de cadastre complet où l’on puisse vérifier le statut de chaque bien immeuble.

Les procédures mises en place durant le Mandat britannique se sont poursuivies durant l’occupation jordanienne, mais ont été suspendues avec l’arrivée de Tsahal en 1967. En conséquence, seul un tiers des terres de Judée Samarie a fait l’objet d’un enregistrement formel.

Aujourd’hui, il est possible de procéder à une « première inscription », conformément à la législation jordanienne. Cette procédure est gérée par l’Administration Civile.

  • Les terres d’Etat ou patrimoine gouvernemental

L’ordonnance concernant les terres d’Etat (Judée Samarie) No59, 1967 établit que les terres d’Etat sont des biens qui, au jour de l’entrée de Tsahal, sont inscrits au nom ou attribués à l’Etat ennemi ou à toute entité juridique sur laquelle l’Etat ennemi a des droits. L’Etat ennemi était en l’espèce le royaume de Jordanie, bien que l’annexion jordanienne n’ait jamais fait l’objet d’une reconnaissance internationale.

Les biens concernés entrent dans les catégories du droit ottoman, telles que détaillées plus haut.

Les droits de l’Etat ne sont pas inscrits au cadastre.

La définition d’un bien comme patrimoine gouvernemental non inscrit est soumise à une procédure au cours de laquelle sera examinée l’existence des conditions requises. C’est une procédure déclarative.

Cette procédure déclarative vise à vérifier le statut du bien et la définition de sa jouissance. Cela ne modifie pas les droits liés au bien mais permet de distinguer entre terres publiques et privées. Cette vérification passe par l’examen des registres d’inscription, de vérification physique que le terrain n’est pas cultivé et le recours à des photos aériennes pour vérifier la situation des années précédant la procédure.

Depuis les années 80, cette procédure déclarative est la condition de remise d’usufruit au préposé (l’Administration Civile) et de son attribution pour l’implantation israélienne dans la région.

Contrairement à la procédure d’enregistrement ou de première inscription, cette procédure déclarative est de nature administrative et ne modifie pas les droits sur le bien. Elle n’est pas non plus définitive et ne prévient pas des prétentions ultérieures sur les droits privés concernant ces biens.

En vertu de l’article 5 de l’ordonnance si le préposé a de bonne foi considéré des terres comme terres d’Etat et effectué une transaction, celle-ci restera valable même s’il apparait a posteriori que la terre était en réalité en propriété privée.

  • Attribution de terres d’Etat pour l’implantation israélienne

Elle s’effectue par étapes, de l’autorisation de planification et construction jusqu’au contrat de bail. Le préposé ne s’adresse pas directement à des acteurs privés, mais à des institutions. En secteur urbain, les terrains sont commercialisés par des appels d’offres publiés par le préposé et le ministère de la Construction.

  • Terres en déshérence

Ce sont des biens immobiliers dont les propriétaires ont quitté la région. Leur statut est défini par l’ordonnance sur les biens abandonnés (biens privés) No 58 (Judée Samarie) 1967. L’article 3 attribue un bien abandonné au préposé, dès qu’il a été défini comme tel et le préposé est compétent pour en attribuer la jouissance. L’ordonnance prévoit que le préposé conservera le bien abandonné et tout bénéfice qui en sera tiré pour le propriétaire, et lors du retour de ce dernier, le préposé devra libérer le bien en échange du paiement de frais de gestion. Une commission existe à cet effet.

L’ordonnance permet également des transactions de bonne foi, même s’il est prouvé que le bien n’a pas été attribué conformément aux dispositions de l’ordonnance.

  • Les « terres des Juifs »

Il s’agit de terres qui étaient la propriété de résidents d’Eretz Israël avant la guerre d’Indépendance et qui avaient été définis par la Jordanie comme terres de l’ennemi. Le transfert de ces biens au préposé jordanien les avait rendus inaccessibles. A l’entrée de Tsahal en 1967, ces terres sont passées sous l’administration du commandant militaire israélien et font donc partie des terres dites d’Etat. Entrent dans cette catégorie les immeubles du quartier juif de Hébron.

Le phénomène des avant-postes

La question de la création de nouvelles localités israéliennes en Judée Samarie constitue un facteur de tension constant entre Israël et l’Autorité Palestinienne, mais aussi entre le gouvernement israélien et les représentants politiques de Judée Samarie. La fondation d’une agglomération dépend d’autorisations de l’Administration civile et du gouvernement, étant donné ses implications diplomatiques. Idéologiquement, le mouvement sioniste religieux considère que le peuplement de la Judée Samarie est une priorité. Mais les contingences politiques nationales évoluent et ne sont pas toujours en phase avec ces considérations, même quand les coalitions gouvernementales y sont politiquement favorables.

Après la période de développement des années 80, la construction israélienne en Judée Samarie a considérablement ralenti, et en particulier la création de nouvelles localités. Leur apparition émane surtout d’initiatives locales, souvent ce que les représentants politiques de Judée Samarie appellent une « réponse sioniste » à des attaques terroristes. Plutôt qu’une riposte militaire, ils estiment en effet préférable d’édifier un nouveau point de peuplement, généralement sur le lieu d’une attaque où des Israéliens ont succombé.

En 2005, le rapport Sasson, commandé par le Premier ministre Ariel Sharon, avait recensé 105 points de peuplement non autorisés en Judée Samarie, dont une quinzaine établis sur des terres privées palestiniennes. En 2018, le rapport Zandberg, commandé par le gouvernement Netanyahou, préconisait de légaliser les points de peuplement et bâtiments édifiés de « bonne foi ».

La loi de régularisation

Passée en 2017 par la Knesset, la législation vise à légaliser a posteriori et sous certaines conditions des constructions israéliennes édifiées en Judée Samarie sans les autorisations requises. Cela concerne principalement les nouveaux quartiers ou expansions de localités existantes. Dans les cas de contestations sur le statut des terres où les habitations ont été construites, la loi prévoit notamment le paiement d’une indemnisation à leurs propriétaires palestiniens, quand il peut être prouvé qu’il s’agissait de propriétés privées. L’application du texte a été suspendue par la Cour Suprême, saisie pour en examiner la constitutionnalité.

L’ensemble de ces dispositions rendent donc extrêmement complexe l’administration de la Judée Samarie, imposant un régime à deux vitesses pour les Israéliens, selon le côté de la ligne Verte où ils résident, mais aussi pour les Palestiniens, qui peuvent demander dans certains cas à bénéficier du droit israélien. Une jurisprudence de la Cour Suprême de 2009 avait ainsi estimé que des salariés palestiniens d’une entreprise israélienne de Judée Samarie devaient bénéficier de la même couverture sociale israélienne que leurs collègues israéliens. Cette inégalité devant la loi est d’ailleurs l’un des arguments dont se servent aussi bien les adversaires de la présence israélienne en Judée Samarie que ceux qui appellent à son annexion.

Pascale ZONSZAIN, journaliste. Couvre l’actualité d’Israël et du Proche-Orient pour les médias de langue française. Auteur de nombreux reportages et enquêtes sur les sociétés israélienne et palestinienne.