Le désarroi des Juifs de France – Le sondage de l’American Jewish Committee

Le sondage fait par l’American Jewish Committee[1] sur l’état de la judaïcité en France, aux Etats Unis et en Israël soulève pas mal de réflexions. je ne m’intéresserai ici qu’à la communauté juive française.
Le paysage qu’il esquisse est plein d’enseignements. A y réfélechir, on retire le sentiment qu’il y a en France deux types de socialité juive, deux profils quasi égaux sur le plan des proportions (environ 55%  d’un côté et 45% de l’autre), l’un qui répond présent aux défis de la continuité juive, l’autre qui semble plus distant et négligent..
Ce partage ne recoupe pas tout à fait le partage « religieux-laïques ». Même si 65% déclarent l’importance d’être juif dans leur vie (face à 33%, un tiers, qui déclarent le contraire), seuls 25% définissent cette judéïté par la religion, face à 43% qui la définissent par la culture et l’appartenance, et 27% pour les deux à la fois. En somme la tonalité globale (70%: 43+27) montre que l’appartenance plus que la religion est le critère de définition dominant de l’identification. Seuls 27% lient les deux marqueurs, la communauté et la religion. On peut les conisérer comme le noyau dur de la « communauté », ou, plutôt, de la vie juive en France.

Les choix du groupe qui se définit par l’appartenance avant tout, le plus massif (43%), montre qu’ils sont la périphérie de ce noyau dur. La dimension de l’appartenance recèle cependant une potentialité: cette périphérie pourrait être mobilisée ou se mobiliser autour du noyau dur et par son intermédiaire si ce dernier adoptait une attitude pro-active et « missionnaire ».

Ce groupe des « Juifs culturels » est le plus intéressant du sondage car il est le plus incertain. Sur de nombreux plans, il est distant.  il est distant des marqueurs de l’identité.

Ils sont 32% à ne pas avoir de lien avec Israël, 35% à ne jamais avoir visité Israël, 49% (question 13: 33+16) insouciants de l’importance d’une diaspora créative pour une continuité juive épanouie en France et 47 % (33+14) pour ce qui concerne l’importance d’Israël pour leur futur en france.

Ils sont 41% à  ne pas trouver d’intérêt à Israël pour leur judéïté contre 59% pour les Juifs du noyau dur. Un autre partage se fait, sans doute entre ashkénazes et sépharades, car 16 % n’ont pas de liens de famille avec Israël alors que 77% en ont. N’oublions pas en effet  qu’après la liquidation des Juifs du monde arabe, 600 000 ont choisi Israël, tandis que 300000, la France, occasionnant ainsi la séparation des familles. Cela ne signifie pas pour autant que ce partage secondaire (ashkénaze-sépharades) se retrouve ailleurs (par exemple dans le partage religion/appartenance communautaire).

Les questions sur l’environnement social et et politique sont aussi riches d ‘enseignement. Si 58%  (question 16: 33+25) ont expérimenté concrètement l’antisémitisme, 42 % jamais. Il aurait fallu avoir des données socio-économiques pour vérifier si ceux qui ne l’ont jamais expérimenté habitent les beaux quartiers ou pas. Logiquement, ils sont 65%  (question 15: 56+9) à penser que la France ne combat pas l’antisémitisme contre 35 % à penser le contraire . On retrouve ce partage à propos de l’appréciation de la politique israélienne de la France. 54% l’approuvent -une politique pro-palestinienne- contre 46%. De même sur la politique de l’ONU: ils sont  49% à l’apprécier contre 51% à la critiquer (on se souvient des scandales répétés de l’UNESCO concernant le patrimoine du judaisme en Eretz Israel ou de l’hystérie anti-israélienne du Conseil des droits de l’homme). 56% ont confiance en l’UE, où le débat sur la circoncision et la cacherout n’est pas encore clos, concernant donc les Juifs français. Ces chiffres sont accablants. Ils montrent que ce large public est sous informé, ne comprend rien à la situation, a échappé à l’effort fait en France depuis 20 ans pour analyser ce qui se trame dans l’actualité. On peut supposer que ce public regarde la TV. Elle sufft à cet océan de sous-information. Mais on ne peut pas dire que les institutions juives éclairent la conscience de cette population…

Cependant le résultat le plus bombastique  concerne la vision du futur de cette population. Si  71% (soit: 60% +11 % sans opinion) estiment que les Juifs ont un futur en France, contre 29% qui veulent partir, si 55% ont réfléchi à l’émigration ces 12 dernières années contre 41%  pour l’autre pôle, seuls 21% ont pensé partir en Israël alors que 29% choisissent les USA, 23%  le Canada et 14% le Royaume Uni. Il y a fort à parier que ces 21% sont plus ou moins identifiables aux 25% qui lient leur judéïté à la religion (déduction faite des haredim).

On a de quoi être plutôt inquiet à lire ces résultats. Tout d’abord le fait que 70% estiment avoir un avenir juif en France alors que 58% estiment que l’antisémitisme augmente et 65 % que le gouvernement ne lutte pas contre ses effets… témoigne d’une schizophrénie inquiétante. Y-a-t-il là un avenir? Quel avenir? Il y a une grave inconséquence dans ce jugement.

Le choix des pays où partir montre un égarement certain. Que fuient-ils en France? Si c’est l’islam, c’est râté s’ils choisissent le Canada et Londres où le même cas de figure que la France se retrouve. La définition de la situation n’est donc pas très claire pour une majorité. Pour l’observateur qui analyse les faits depuis 20 ans, dire, comme la moitié de la population sondée, que le gouvernement combat sérieusement l’antisémitisme, est assez cocasse. Quant aux USA (Miami?), c’est un choix émotionnel non seulement parce que les Juifs de France n’ont aucune accroche identitaire avec l’univers anglo-saxon mais aussi – si c’est la vie juive qui est en jeu- parce que le choix de rejoindre une communauté juive qui semble avoir entamé son déclin est peu judicieux sur le plan de l’avenir (certes lointain). Il s’est produit de plus, entre temps, avec Obama, une « européanisation  » des Etats Unis qui n’est pas du tout encourageante pour les Juifs. Le faible choix d’Israël est significatif de beaucoup de choses, d’abord que les Juifs de France baignent en France dans une ambiance inimicale envers Israël (cf. tous les médias, le Quai d’Orsay, l’opinion…) qui finit par les influencer négativement mais cet état de faits a à voir aussi avec la faible mobilisation de l’Etat d’Israël en faveur de l’alyia française que nous avons constatée ces cinq dernières années. L’indifférence du précédent gouvernement à ce sujet est concernée (aucun grand plan gouvernemental d’insertion de cette alya de classes moyennes), notamment du côté d’un Ministère de l’intégration, aux mains du parti russe (Lieberman) et qui n’a pas montré beaucoup d’intérêt pour la venue de cette alyia et sa réussite, en tout cas beaucoup moins que pour l’alyia de Russie et d’Ukraine. Les choses se savent et les expériences circulent… Certains évoquent un tiers de retours en France ce qui finit par influer sur le choix des Juifs…

La question du sens d’une continuité en France , en Israël ou ailleurs, n’a pas été posée par ce sondage américain (je veux dire par là qu’il y a un biais culturel inhérent aux Juifs américains qui depuis toujours ne s’estiment pas en « galout » de sorte que la question du sens juif de l’existence en Amérique ne se pose pas ou ne se pose qu’en référence à l' »américanité ») . Le motif positif du départ en Israël est en tout cas absent dans la volonté de départ. Je retiens que 12% pensent partir parce qu’ils craignent pour le futur de la la France. Et 21% pour des raisons économiques…

L’impression globale qu’on retire de ce sondage est celle d’une communauté désorientée, mal consciente et mal informée de sa situation et de celle du pays, peu au fait des enjeux spécifiques au peuple juif. Il n’y a pas de grandes attentes à concevoir du côté du judaïsme français qui semble être aspiré dans une spirale de délitement… Quelle tristesse!

On peut s’essayer à un pronostic. Le tiers de la population (30% de juifs attachés au judaïsme) est le socle de la continuité, soit ils persévèreront en France, soit ils partiront en Israël, les deux tiers restants risquent, eux, de se perdre dans la nature, en d’autres termes de s’assimiler. Une communauté vouée à l’effacement progressif si elle ne se ressaisit pas. Mais quel travail!

*A partir d’une chronique sur Radio J, le vendredi 7 juin 2019


[1] https://www.ajc.org/news/israeli-american-and-french-jews-on-the-issues-insights-from-ajc-surveys

 

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.