Ce n’est pas un hasard. L’imposition de la sharia dans toute sa cruauté en Afghanistan se joue en même temps que le procès démocratique, en France, du massacre du 13 novembre 2015. Mais cette concordance est brouillée par le discours qui enveloppe le retrait d’Afghanistan : la condamnation quasiment joyeuse du président américain, Joe Biden, et la répétition assourdissante de propos inexacts.
« Les Américains mettent fin à la guerre la plus longue de leur histoire ».
C’est quoi « mettre fin » à une guerre ? On dirait l’annulation de la deuxième saison d’une série télévisuelle condamnée par de mauvaises audiences. « La guerre la plus longue » ? Plutôt une drôle de guerre … dite « asymétrique. » « Vingt ans de gâchis de sang et de trésor … pour rien ». « Les Américains devraient enfin apprendre qu’on n’apporte pas la démocratie dans la besace de la soldatesque. » De quel droit vouloir libérer un pays obscurantiste jusqu’à la moëlle ? Mieux vaut tourner le dos à la masse, en réservant notre élan humanitaire aux rescapés, venus gonfler la population d’immigrés chez nous.
Il fallait partir, il aurait fallu partir il y a longtemps déjà, car ça ne servait à rien. Mais il ne fallait pas abandonner les Afghans épris de liberté … une liberté venue d’on ne sait où pendant ces deux décennies de présence américaine qui ne servait à rien. Les femmes à visage découvert qui n’ont pas connu la sharia talibanaise, séquestration, lapidations, mutilations, viols, exécutions… Le devoir des Américains, qui n’y sont pour rien, est de les embarquer jusqu’à la dernière …
Comment peut-on, tout en capitulant, garder le pouvoir de déguerpir dignement avec armes, bagages, citoyens et fidèles serviteurs ? D’où vient cette notion d’un passage de témoin digne d’un ministère occidental ? L’illusion qu’un président compétent, à la place de ce Biden unanimement décrié, aurait su dicter ses conditions aux Talibans ? C’est peut-être ça, mettre fin à une guerre : on écrit le dernier chapitre, les acteurs prennent place, on tourne, on met les bobines en boîte et on en corrige, au montage, les défauts de composition. Avec un bon metteur en scène, l’Amérique et par extension l’Occident n’auraient pas été humiliés. La reddition se serait déroulée comme une victoire. Faute de quoi, c’était le chaos et ça ne s’excuse pas.
« Certes, il fallait partir. Mais pas comme ça. »
D’un côté, les sauvetages. Une puissance d’action. C’est étonnant de découvrir, à la faveur de la débandade, les liens d’amitié tissés entre des Américains ayant servi là-bas et leurs camarades afghanis. Individuellement, en groupes et en associations, avec ou sans l’aide du gouvernement, ils font des efforts héroïques pour les aider à s’échapper. Mis au pied du mur par la capitulation, les militaires de la coalition ont risqué, et pour 13 d’entre eux perdu, la vie pour aider plus de 120 000 personnes à fuir une dictature islamique. De l’autre côté, une reddition en bonne et due forme : l’accord de Doha, la cession, en février 2020, du pouvoir aux Talibans, bien plus grave que la débandade de la fin août suivie en temps réel par les médias. On a beau critiquer une évacuation d’une ampleur sans précédent, que dire de la forme et du fond d’un accord rédigé de sang-froid qui se lit comme des notes griffonnées par un paumé racketté par la Mafia. « Accord visant à apporter la paix à l‘Afghanistan / Entre l’Emirat islamique d’Afghanistan qui n’est pas reconnu comme Etat par les Etats-Unis d’Amérique et qui est connu comme le Taliban et les Etats-Unis » Ce n’est pas une mauvaise traduction, c’est l‘intitulé de l’accord. Et la formule est répétée à maintes reprises dans le petit document de 3 pages et des poussières signé le « 20 février 2020/ « qui correspond au Raja 5, 1441 sur le calendrier Hijri lunaire et au Hoot 10, 1389 sur le calendrier Hjri solaire ».
Les Etats-Unis s’engagent, de leur part et de la part de leurs alliés, à cesser le combat, retirer ses forces, évacuer ses bases, libérer les détenus et lever les sanctions … à des dates à chaque fois précisées selon les deux calendriers Hjri. Ça se termine sur une vision harmonieuse (Part 3, alinéa 2) : « Les Etats-Unis et l’Emirat islamique d’Afghanistan qui n’est pas reconnu comme Etat par les Etats-Unis d’Amérique et qui est connu comme le Taliban chercheront à établir des relations mutuelles positives … »
Solution à deux Etats : le califat / le dar al harb
En fait, ce qui blesse, c’est la défaite des puissances occidentales, l’Amérique en tête, aux mains des jihadistes. C’est cela l’enjeu. C’est cela, « la guerre la plus longue ». Le jihad. Et elle ne se termine pas avec le retrait de l’Afghanistan.
Quelle différence entre l’accord de Doha, le JCPOA, le processus de paix « israélo-palestinien », les négociations indirectes avec le Hamas, le problématique des quartiers sensibles? Trahir les alliés kurdes en Syrie, se retirer de Gaza, reconnaître implicitement les jihadistes, faire des concessions, des échanges de prisonniers, fermer les yeux, encaisser les coups, compter sur le Qatar et le Pakistan pour faire tampon entre nous et les Talibans et compter sur ces derniers pour combattre le Daech local … n’est-ce pas cela la guerre sans fin ? Comment faire pour la refuser, cette forever war ?
Le président américain a explicité sa stratégie de lutte contre le « terrorisme ». Le retrait d’Afghanistan marque la fin des aventures militaires à grande échelle. Le menace, disait-il, a métastasé. On ne peut pas concentrer nos forces dans un seul pays, une seule région. Dorénavant on mènera des opérations ponctuelles et pointues en « enjambant l’horizon ». La guerre armée contre armée sur un champ de bataille est, en effet, dépassée. Les citoyens des démocraties n’en veulent plus et l’ennemi préfère conquérir du territoire en nous massacrant, civils comme militaires, à coup d’attentats dits terroristes.
Israël, l’exception
Sauf que, il y a une démocratie qui n’a pas le loisir de mettre fin à sa guerre la plus longue, aussi longue que son existence comme nation indépendante et encore bien avant. Quelle famille israélienne, des gens comme vous et moi, n’est pas touchée tragiquement par la guerre et combien de nuits blanches, de journées d’angoisse sans fin, de sonneries de téléphone terrifiantes ? Combien de parents, soulagés un jour par la démobilisation de leurs enfants enchaînent sur l’inquiétude pour leurs petits-enfants, dans cette armée de citoyens d’un pays, dont la survie dépend de la volonté de servir ? Israël, menacé de tous parts, obligé de se défendre militairement, accusé d’utiliser une force excessive. Israël, sur la ligne de front de la guerre la plus longue de l’histoire du monde civilisé : le jihad.
Le retrait d’Afghanistan, raté, bâclé, humiliant (qu’aurait-on dit du débarquement sur les plages normandes ?), s’inscrit dans une longue série de reculades de nos démocraties à tous les niveaux, intérieur et international. En l’absence d’une stratégie de lutte contre le jihad du 21e siècle, on patauge dans un lexique boueux. On rate la cible. Notre puissance tourne à vide. Et ce n’est pas parce que nous sommes minables. Nous sommes face à un défi monumental, immense, extraordinaire, existentiel.
Pour cette raison, et pas pour montrer qu’on aime les Juifs et qu’on regrette la Shoah, le monde libre aura intérêt à revoir la place attribuée à l’Etat d’Israël dans la configuration de ses valeurs et de sa puissance.
ANNEXE :
Extrait de Bolton, John : The Room Where it Happened
https://www.causeur.fr/john-bolton-persiste-et-signe-187277
Mission en Afghanistan, échappée belle à Camp David
Début 2019 : Bolton et ses collègues partagent une même vision de la mission en Afghanistan : empêcher la résurgence d’ISIS et d’Al Qaïda qui menacent la sécurité américaine et rester vigilant sur les programmes nucléaires de l’Iran et le Pakistan voisins … et faire en sorte que le président prenne des décisions et les respecte. L’objectif de Trump c’est de retirer les militaires et laisser l’Afghanistan à ses démons. Il aime à dire que la reconstruction des tours jumelles a coûté moins cher que la guerre en Afghanistan … faisant fi des 3 000 morts du 11 septembre. Il écoute à peine les briefings, reprend ses rengaines, se plaint que la Chambre ne lui donne pas les sous pour son mur, demande ce qu’on fout en Afrique …
Des fissures paraissent dans l’équipe : Bolton apprend de Zalmay Khalizad, qu’il connaît depuis 20 ans, que Pompeo ne veut pas qu’ils se parlent, car ça gène sa gestion, en collaboration avec le président, du dossier afghan. En juillet, Khalizad entame des négociations avec les Talibans. Bolton et ses collègues à la Défense y sont opposés. Pompeo, furieux, leur ferme la gueule : Khalizad est chargé de mener les négociations en toute liberté, point final. Trump n’a de cesse de confondre président Ghani avec son prédécesseur Kharzai. CNN dévoile des informations sur les pourparlers, Trump les traite d’ordures qui méritent le peloton. Il revient souvent à l’idée que le Département de justice devrait arrêter des journalistes, les jeter en prison et les obliger à dévoiler leurs sources.
Trump, comme d’habitude distrait pendant les consultations, lance soudain : « Je veux qu’on se retire … qu’on se retire de partout. » Et enchaîne sur le riff « tout cela nous coûte trop cher », l’OTAN, j’ai failli nous retirer, qu’est-ce qu’on fout en Afrique, pourquoi dépenser pour l’Ukraine, il faudrait mettre fin aux exercices militaires en Corée du Sud. Voilà la solution : On se retire de l’Afghanistan et on annonce que s’ils font des bêtises on brisera leur putain de pays en mille morceaux. Bolton sait que ce ne sont que des paroles en l’air. Pompeo cache son jeu. Et se laisse dicter les conditions par les Talibans.
Lors d’une vidéoconférence, Trump dit que comprendre le but des Talibans —récupérer leur pays —et confond toujours Ghani et Kharzai et leurs fortunes personnelles respectives. L’un après l‘autre, les conseillers cèdent à la pression. [Ministre de la défense] Esper, enfin, parce que « c’est sujet aux conditions ». Bolton sait que les Talibans ne les respecteront pas.
Puis, Trump décide d’inviter les Talibans à Washington ! Obnubilé par les avantages qu’il va tirer de l’affaire, qu’il conçoit comme un spectacle, le président a hâte d’en informer les médias : c’est formidable, les Talibans brûlent de parler avec lui, de faire la paix, encore un de ces deals extraordinaires. Bolton : Il n’y a que Trump pour croire qu’un président américain devrait s’entretenir avec ces voyous.
L’équipe tente d’organiser la réunion, un casse-tête, surtout que Trump donne des consignes du genre, « Mollo sur a sécurité, on ne veut pas blesser la dignité des Talibans ». La rencontre est prévue pour le 8 septembre, 3 jours avant l’anniversaire du pire attentat jamais commis sur le sol américain … réalisé avec l’aide des Talibans. Sur ces entrefaites tombe la nouvelle d’un attentat à Kaboul, dix morts dont un Américain. Encore une fois, les grandes manœuvres se terminent en tweets. Le président gronde les Talibans qui ont tout gâché, confirmant dans la foulée l’intention ignoble de les inviter au Camp David.
Bolton : après ma démission, l’administration a repris les pourparlers avec les Talibans—erreur confondue avec la retraite de la Syrie—couronnés de la signature d’un accord semblable à celui rédigé avant l’attentat. C’est du pur style Obama. Ça n’a pas empêché Trump de déclarer aux médias, quelques heures après ma démission (qu’il a maquillée en limogeage) : « Il a eu sa chance, il n’a rien fait. » Au contraire, le président seul est responsable de cette stratégie en Afghanistan et des conséquences qui s’ensuivront.
Paris le 14 septembre 2021