Le discours anti-israélien en France : la fabrique de la haine

À lire les solennelles indignations fustigeant Israël et appelant au désordre dans les rues de Paris, on constate malheureusement qu’une partie de la classe politique française ne voit aucun problème à apporter son soutien au jihadisme antisémite du Hamas. Il est vrai que ce discours est relayé par de nombreux récits médiatiques, prompts à construire une mise en scène non seulement unilatérale mais inversée de la violence actuelle en Israël et à Gaza.

 

Les 1800 roquettes tirées depuis Gaza mais également les pogroms de Lod, Akko, Yafo, Jérusalem ou Haifa où l’on s’attaque aux Juifs et où l’on brûle les synagogues montrent la perpétuation d’une haine séculaire, celle décrite par Andrew Bostom dans The Legacy of Islamic Antisemitism tout au long de 70 chapitres terrifiants. Les prétextes politiques actuels semblent insignifiants au regard du temps long de cette animosité acharnée. L’argument hypocrite de l’antisionisme vertueux (« ce n’est pas être antisémite que de critiquer la politique d’Israël ») se heurte à la fois à cette permanence radicale et à l’absence totale de critique des jihadistes qui, simultanément, prennent en otage leur propre population et prennent pour cible les civils israéliens.

 

On connaît les trois temps de l’antisémitisme occidental : théologique (christianisme : « les Juifs ont tué Jésus »), racial (nazisme : « les Juifs sont des êtres inférieurs) puis politico-idéologique (islamo-gauchisme : « Les Juifs sont des colons »). L’antisémitisme islamique s’inscrit dans une logique théologico-culturelle : celle d’un rejet inscrit dans le texte coranique, dans la geste mahométane, dans la coutume islamique elle-même. Toute présence juive souveraine, fût-ce sur une infime parcelle du gigantesque dar-al-islam, est un camouflet intolérable pour la mentalité islamique non réformée. Les Accords d’Abraham entre Israël, les Émirats Arabes Unis et Bahreïn semblent avoir constitué pour les dirigeants du Hamas et leurs commanditaires iraniens, une normalisation intolérable, cause de l’embrasement actuel, programmé et dûment déclenché. Comme d’habitude, un prétexte suffit pour que la rue s’embrase : comme déjà en 1929 le Grand Mufti de Jérusalem Hadj Amin al-Husseini[1] mobilisait la population pour un pogrom à Jérusalem en proclamant Al-Aqsa en danger, on a utilisé le même alibi victimaire.

 

Un discours médiatique à charge

De fait, les médias français ont volontiers relayé l’idée de cette responsabilité israélienne. On présente ainsi le soulèvement de 2000 comme causé par « La provocation d’Ariel Sharon » alors qu’il est avéré que la seconde intifada avait été préparée et que cet argument n’était que le prétexte à son déclenchement — et cela de l’aveu même des dirigeants palestiniens

Aujourd’hui encore, les médias reprennent cette même scène mythique faisant figurer un enchaînement de type « provocation israélienne / réaction palestinienne spontanée » :

« Comme souvent, il a suffi d’étincelles pour enclencher un cycle provocations/représailles qui fait redouter l’embrasement. En l’occurrence, des restrictions à l’accès aux lieux saints musulmans de l’Esplanade des mosquées, à Jérusalem, alors qu’approchait la fin du ramadan » (Ouest France).

Un tel récit néglige de préciser que l’esplanade est interdite d’accès aux Juifs et, en ne précisant pas les raisons de sécurité justifiant ces restrictions, présente l’événement comme une pure mesure vexatoire. De fait, l’enchaînement causal proposé dans cet article est conforme au discours jihadiste qui est même cité, moins pour la distance critique que pour ne pas assumer de le proclamer : « Hamas et Djihad islamique, ont réagi à ‘‘l’agression et au terrorisme israélien à Jérusalem’’ en tirant plusieurs centaines de roquettes vers Israël. »

Négligeant le contexte régional, la permanence des agressions et le caractère futile de tels prétextes, une telle narration reprend en fait exactement l’argumentation anti-israélienne de justification des attaques du Hamas, évidemment prévues et organisées comme en témoignent les infrastructures que sont les tunnels — en partie financés par les dons généreux de la France ou de l’Union Européenne. Rappelons par exemple les engagements pris par Edouard Philippe en décembre 2018 de procurer 80 millions d’euros aux Palestiniens, manne continue qui semble permettre davantage d’achat d’armement que de construction d’écoles.

L’agression palestinienne d’aujourd’hui se fait dans le contexte politique du nouveau gouvernement américain dont les choix ressemblent fort à une incitation anti-israélienne : après la fermeté de Trump qui obtenait la paix avec les Emirats et Bahreïn, Washington a annoncé le 7 avril 2021 la reprise de son aide financière aux Palestiniens (235 millions de dollars) : « L’aide américaine au peuple palestinien sert les intérêts et les valeurs des Etats-Unis. Elle apporte une aide cruciale à ceux qui en ont besoin, favorise le développement économique et soutient le dialogue israélo-palestinien, la coordination de la sécurité et la stabilité » selon le secrétaire d’Etat, Antony Blinken. On se permettra de douter de la sincérité d’un tel discours après cette semaine d’attaques contre Israël.

Les médias présentent couramment une inversion causale faisant d’Israël l’agresseur et l’oppresseur. Euronews, par exemple, n’hésite pas à transformer le récent lynchage d’un conducteur israélien… en attaque israélienne. De même, Le Monde choisit le point de vue des habitants de Gaza « une population en immense détresse humanitaire et sociale […] dans le territoire enclavé, soumis aux bombardements israéliens »… et pas celui des habitants de Lod ou de Tel-Aviv.

Malgré quelques précautions oratoires, dans les médias, la violence semble unilatérale avec un titrage très orienté la majeure partie du temps (par exemple « Des milliers de soldats israéliens se massent autour de Gaza ») et un récit également partial :

« Toute la journée, les forces israéliennes ont poursuivi leur campagne de bombardements aériens sur l’enclave palestinienne de 2 millions d’habitants. Le bilan de ces frappes avait dépassé, jeudi soir, les 100 morts, parmi lesquels 27 enfants, et près de 600 personnes ont été blessées, selon le ministère local de la santé. »

Pourquoi n’est-il pas précisé que le Hamas tire ses roquettes au milieu de sa propre population civile ? Que les enfants tués le sont malgré les précautions israéliennes ? Que Tsahal cible les postes de commandement et de combattants ? Que de nombreuses victimes palestiniennes sont dues aux maladresses des agresseurs causant l’explosion de 300 roquettes sur le lieu même de leur lancement à Gaza ? On remarque que la construction de ce pathos unilatéral et lancinant repose sur une récurrence et une absence : les « enfants palestiniens » sont omniprésents et leur mention rythme le comptage macabre d’un conflit dont les « militaires palestiniens » sont, par contre, systématiquement omis. On construit ainsi une scène où les civils sont toujours palestiniens et les soldats toujours israéliens, gommant la réalité militaire du terrain et acceptant la narration victimaire du Hamas.

 

L’arsenal anti-israélien

La condamnation d’Israël se fait selon une litanie accusatoire déliée de la réalité. On la retrouve exprimée, à des degrés divers, dans les articles de Libération, Le Monde, Mediapart. Elle repose sur des arguments faux, des omissions historiques, des exagérations :

« Israël méprise le droit international »

« Israël est un criminel de guerre »

« Israël est un État d’apartheid »

« Israël est un État colonial »

« Israël vole les terres »

« Israël tue des enfants »

Il importe peu que chacune de ces assertions soit fausse, décontextualisée, exagérée : l’appel à une indignation justicière est le moteur de cette argumentation. Le recours à des hyperboles déformantes et à une accumulation aussi unilatérale constitue un bloc mythéologique massif : la conglobation argumentative présentant la lutte contre pareil monstre politique est irrésistible pour une opinion travaillée par cette construction idéologique.

Cette mythéologie contemporaine est évidemment à lire à l’envers : le droit international est refusé par le camp arabe qui depuis toujours a tenté d’envahir Israël ; l’apartheid est celui qui interdit aux Juifs d’être sur une terre islamique, les crimes de guerre sont ceux des Palestiniens qui enrôlent les enfants soldats et se serve des civils comme boucliers ; la violence est celle de cette caste politique qui détourne les aides pour enrôler sa population dans la guerre permanente qui fait leur richesse et leur pouvoir.

Ce jihadisme antisémite, cet irrédentisme nationaliste est revendiqué par ses acteurs mais travesti par ses partisans occidentaux. Il est difficile de croire que l’intense travail de mise en forme d’un tel discours à charge ne réponde pas à une intention justifiant des agressions, passées et à venir.

 

La France Incendiaire ?

Vu de France, le plus étonnant est que ce discours médiatique et le discours des extrêmes (EELV et LFI) se rejoignent.

Des formules aussi partiales que « Depuis qu’Israël s’est emparé de Jérusalem-Est lors de la guerre de 1967 » (EELV) négligeant de préciser que c’est Israël qui a été agressé, constituent un travestissement historique effronté. On peut clairement poser la question de savoir si une telle falsification par omission ne relève pas d’une intention de nuire. EELV a choisi son camp et « appelle à l’arrêt de la répression de la part des forces armées d’occupation israéliennes » : on notera que EELV n’appelle pas à l’arrêt des violences anti-juives.

EELV apporte aussi une interprétation territoriale de l’occupation parfaitement vague et trompeuse puisque les territoires « occupés » le sont en vertu des Accords d’Oslo signés par l’Autorité Palestinienne qui a reçu à cette occasion la gestion de son territoire, une première dans son histoire puisqu’il n’avait jamais existé d’entité palestinienne souveraine. De fait, Israël n’occupe le territoire d’aucune nation qui lui aurait préexisté puisque la région de Palestine était un mandat britannique, préalablement partie de l’Empire Ottoman.

 

Plus inquiétant encore, le discours de LFI qui énonce un étonnant chantage : l’interdiction des manifestations sera la cause d’incidents. C’est sur cette ligne que Mélenchon, Coquerel, Autain, se scandalisent :

« La France, seul pays au monde où sont interdites toutes les manifestations de soutien aux Palestiniens et de protestation contre le gouvernement d’extrême droite israélien ! C’est évidemment dans le seul but de provoquer des incidents et pouvoir stigmatiser cette cause. »

 

« Pourquoi des troubles en 2014? Car justement la manif était interdite. Depuis il y en a eu d’autres en solidarité avec la Palestine sans heurts. Et mercredi le rassemblement pacifique de l’@AFPSOfficiel a été interdit, son président mis en GAV. Tout ça sent la provoc de Darmanin »

 

Mediapart relaye complaisamment cet argument :

Face aux manifs en France « On a l’impression que Darmanin veut créer des incidents »

Face aux rassemblements de soutien aux Palestiniens qui s’organisent en France, l’exécutif emploie la méthode forte.

 

Ils énoncent ainsi avec un faux fatalisme un raisonnement tortueux renversant l’agentivité des violences (« les vrais émeutiers sont au gouvernement ») et qui, à vrai dire, prend la forme d’un aveu : nos alliés politiques sont susceptibles d’être violents. Cela ressemble plutôt à une annonce suggérant un appel au déchaînement. Si cela dégénère, on pourra toujours en rendre responsable l’État français et les Juifs sionistes. De son côté, l’universitaire Julien Salingue, militant proche de Tariq Ramadan, assume clairement d’appeler à participer à une manifestation interdite dans un tweet du 14 mai :

« Cette décision d’interdiction est intolérable et attentatoire aux libertés publiques. Parce que nous refusons de taire notre solidarité avec les Palestiniens, et que l’on ne nous empêchera pas de manifester, nous serons présents à Barbès demain à 15h. »

Cette hypocrisie argumentative est le décalque de l’argumentation palestinienne : utiliser un prétexte victimaire pour justifier une démarche insurrectionnelle. Le prisme colonial s’applique alors à la France comme oppresseur analogue à Israël. On voit à quoi servent les constructions discursives mythéologiques s’appuyant sur l’islamophobie, la Nakba, la culpabilité coloniale. Elles sont le socle d’embrigadement politiques justifiant de descendre dans la rue.

 

 

Stéréotypes séditieux

Cette logique insurrectionnelle mettant en scène Gaza à Barbès pourrait paraître géographiquement déplacée si elle n’avait recours à ce narratif colonial mobilisant une identité islamique transnationale. Salingue présente bien la question dans ce cadre « décolonial » :

« Voilà ce qu’ils appellent le « calme ». Cela s’appelle en réalité l’oppression coloniale. Et c’est contre cette oppression que les Palestinien·ne·s se révoltent, pour rappeler au monde qu’ils et elles ont des droits et qu’ils et elles n’ont pas l’intention d’y renoncer »

 

Ce discours victimaire est au fondement de la revendication de légitimité du jihadisme. Tâchant d’expliquer la tuerie de Charlie Hebdo et de l’Hypercasher, Salingue avait ainsi écrit un article où il replaçait ces événements dans le cadre d’une guerre dont les musulmans seraient les victimes :

« Les tueurs ne sont ni de simples « fous », ni de simples « victimes ». Ils sont des acteurs politiques à part entière qui se revendiquent d’une guerre et d’une vision du monde qui est tout autant celle de l’État islamique que celle de nombre de nos gouvernants : civilisation contre civilisation, identité contre identité, violence contre violence. […] Ce sont les politiques racistes, coloniales et guerrières des pays occidentaux qui sont la condition de possibilité du développement de l’adversaire ‘‘jihadiste’’ »

 

Cette logique inversée où les acteurs de l’agression terroriste sont faussement condamnés pour être en réalité innocentés repose sur le modèle argumentatif décolonial : l’occident est coupable des attaques qui le frappent. En rendant la France coupable de complicité coloniale, il devient légitime de s’attaquer aussi à la France. C’est précisément le canevas sur lequel se décline depuis des décennies la détestation d’Israël : par inversion victimaire, on rend les Juifs coupables des agressions incessantes dont ils sont l’objet.

Les stéréotypes incitant à s’en prendre à Israël sont en train d’être appliqués par ce même camp idéologique à la République française. De même que le caractère juif d’Israël est un scandale pour les musulmans, l’identité laïque de la France est pointée comme islamophobe par nature. De même que l’existence de l’État d’Israël sur son sol ancestral est présentée comme un fait colonial, l’idéologie décoloniale prétend que la France est un État colonial sur son propre territoire. De même qu’on accuse Israël d’apartheid, la France est considérée comme « systémiquement » raciste.

Ce discours « décolonial » est fortement implanté en France. Il est porté par des représentants politiques, par des courants intellectuels présents à l’université et par des associations de militants qui sont désormais susceptibles de mobiliser l’identitarisme d’une base sociale islamique pour produire les mêmes effets qu’en Israël : l’intifada contre le colon français et la guerre civile. Du CCIF au collectif Adama Traoré en passant par le Partie des Indigènes de la République, la diffusion de ce modèle agressivement antagoniste et manichéen par le tissu associatif prépare depuis longtemps le terrain émeutier. Le dispositif discursif est en place : il n’y a plus qu’à déclencher la haine.

 

 

 

 

[1] Avraham Sela, « The ‘‘Wailing Wall’’ riots (1929) as a watershed in the Palestine conflict », The Muslim World, janvier 1994.

Jean Szlamowicz est professeur des universités. Linguiste et traducteur, il est membre fondateur de L’Observatoire du décolonialisme et spécialiste d’analyse du discours. Ses derniers ouvrages sont Le sexe et la langue (2018) et Jazz Talk. Approche lexicologique, esthétique et culturelle du jazz (2021), Les moutons de la pensée (2022)