« Il n’y a pas de poids politique de la question de la pauvreté en Israël »

L’organisation LATET a entrepris depuis une quinzaine d’années, parallèlement à son action humanitaire auprès des défavorisés, de sensibiliser le public et la classe politique en Israël au problème de la pauvreté. Pour son fondateur et président, le débat progresse, mais l’Etat n’est pas encore prêt à réformer sa politique sociale.

Propos recueillis par Pascale Zonszain

Menora.info : Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d’établir une définition alternative de la pauvreté en Israël ?

Gilles Darmon : Je citerai trois raisons. La première, c’est qu’on ne peut pas être à la fois juge et partie. Jusqu’à ce que nous commencions notre travail, le Bituah’ Leumi (Caisse Nationale d’Assurance d’Israël) était la seule institution à produire annuellement des chiffres et des statistiques sur la pauvreté. En conséquence, c’était l’Etat qui avait à la fois la charge de définir le problème et de le traiter. Ce conflit d’intérêts ne nous semblait donc ni sain, ni souhaitable pour établir un débat dans la société israélienne sur le sujet de la pauvreté. C’est pour cette première raison que nous nous sommes mis à produire un rapport alternatif, qui en est à sa 15e édition. La deuxième raison est que le rapport du  Bituah’ Leumi sort avec un décalage d’un an et demi par rapport à la date de collecte des chiffres sur lesquels il se fonde. Il nous fallait donc aussi combler ce décalage. Enfin, l’outil qu’utilise le Bituah’ Leumi est finalement très limité. Le rapport que nous produisons est donc venu éclairer la problématique de la pauvreté avec un angle différent.

En quoi votre approche est-elle différente ?

D’un côté, dans sa volonté d’alimenter le débat public, le rapport alternatif de LATET sur la pauvreté vient en opposition au rapport, ou en tout cas aux chiffres sur la pauvreté du Bituah’ Leumi. Mais d’un autre côté, dans sa volonté, que je qualifierais de scientifique, de préciser les contours du phénomène de pauvreté, le travail du rapport de LATET vient compléter les chiffres du rapport du Bituah’ Leumi. Nos chiffres ne viennent pas démentir ceux du Bituah’ Leumi. Ils viennent parler du même phénomène sous un angle différent, sachant qu’en termes méthodologiques, la plus grande différence entre les chiffres du Bituah’ Leumi et ceux de LATET tient au fait que les premiers se concentrent essentiellement sur une problématique de revenus, tandis que nous nous concentrons essentiellement sur une problématique de dépenses.

Est-ce que cette démarche rejoint ou a inspiré celle du ministère des Finances qui a également voulu compléter la définition de la pauvreté en y intégrant les dépenses des foyers ?

Peut-être, jusqu’à un certain point. Mais il faut savoir que le gouvernement dispose d’un seul outil de mesure, que sont les chiffres produits par le Bureau Central des Statistiques. Effectivement, le ministère des Finances cherche aussi à avoir ses propres chiffres sur la pauvreté, mais là encore il est juge et partie. Je ne serais pas surpris outre mesure qu’à la fin de son étude, le ministère trouve des chiffres sur la pauvreté inférieurs à celui du Bituah’ Leumi, là où notre organisation va trouver des chiffres supérieurs. Ce qui est certain, c’est que la façon dont le Bituah’ Leumi mesure la pauvreté est liée essentiellement au fait qu’en 2009 Israël a rejoint l’OCDE et que le fait de calculer la pauvreté en fonction des revenus est la norme au sein de l’OCDE. Le principal avantage de cet outil de mesure de la pauvreté est la possibilité de pouvoir comparer entre les différents pays membres de l’organisation les différents seuils de pauvreté.

Qu’est-ce qui fait la spécificité du phénomène de la pauvreté en Israël ?

Les chiffres de la pauvreté en Israël viennent montrer tout d’abord une société à deux vitesses. On a d’un côté la « Startup Nation » et de l’autre la « Soup Kitchen Nation » [Nation de la Soupe Populaire, NDLR]. C’est-à-dire que cette croissance économique incroyable, qu’Israël a connue ces quinze dernières années, a un prix social qui s’exprime essentiellement par l’explosion des chiffres sur la pauvreté. Si l’on prend les données entre 2000 et 2010, on constate l’ajout de plus d’un million de pauvres en Israël et l’on voit que l’on a produit une société profondément inégalitaire. C’est aussi donc une situation relativement nouvelle, dans la mesure où cette explosion est survenue dans une société qui était auparavant globalement cohérente. Il y a clairement une rupture, ou en tout cas un point d’inflexion dans l’histoire de la société israélienne, qui est celui de la fin des années 90, début des années 2000, où l’on voit cette scission prendre forme. On constate aussi que les chiffres de la pauvreté sont alimentés par deux gros bataillons que sont les Arabes israéliens et les Juifs ultra-orthodoxes.

Ces deux groupes préexistaient à la rupture que vous décrivez.

C’est exact. Mais les disparités de revenus entre ces populations et ce que l’on pourrait appeler la population normale séculière israélienne n’avaient pas l’ampleur qu’elles ont atteinte aujourd’hui. Ces deux groupes en termes de poids démographique ont pris dans la société israélienne une importance considérable au cours des vingt dernières années. Aujourd’hui la population orthodoxe représente presque 10% et la population arabe un peu plus de 20% de la population israélienne totale. Donc, le phénomène de la pauvreté va impacter en profondeur la société israélienne. Mais ce serait une erreur que de réduire l’explosion de la pauvreté en Israël au poids de ces deux communautés, car la pauvreté a aussi considérablement augmenté dans le reste de la société, dans ce qui constitue la périphérie israélienne.

Comment en est-on arrivé à cette explosion de la pauvreté ?

C’est assez simple. Il y a eu un choix d’orthodoxie économique effectué par Israël lors de la grande crise du milieu des années 80 avec le plan de redressement de Shimon Peres. L’idée était celle d’une orthodoxie budgétaire s’appuyant sur une doctrine ultra-libérale de l’économie, selon laquelle tout mécanisme de relance se fait par le haut. C’est-à-dire que quand on a une marge de manœuvre budgétaire limitée, on va relancer la machine économique en diminuant les impôts en faisant le pari que les entrepreneurs vont créer des emplois et vont injecter des capitaux et augmenter le revenu des ménages. Or, on s’aperçoit que le phénomène du travailleur pauvre vient contredire ce principe. Aujourd’hui, la pauvreté telle qu’on la voit en Israël, mais aussi en France et dans les autres pays de l’OCDE, c’est un peu une rupture du contrat social, où le travail ne met plus à l’abri de la pauvreté. Aujourd’hui, 70% des gens qui sont pauvres, travaillent.

Cette politique d’orthodoxie budgétaire est-elle toujours en vigueur en Israël ?

Tout à fait. Le choix d’un déficit budgétaire très limité, le choix de dépenses sociales extrêmement limitées sont toujours en vigueur. En fait, on s’aperçoit que la machine publique échoue dans son rôle de redistribution des richesses et de diminution des inégalités. Si l’on mesure la pauvreté en Israël avant l’intervention de l’Etat, on est autour de la moyenne des pays de l’OCDE et même en meilleure place que la France. Si en revanche, on la mesure après l’intervention de l’Etat et des mécanismes d’allocations, de revenu minimum de survie et autres, c’est là qu’Israël devient le plus mauvais élève de l’OCDE. Il y a donc clairement un échec de l’Etat dans sa « boîte à outils » de lutte contre la pauvreté, par rapport à ce qui se fait ailleurs. Cela montre aussi que la pauvreté n’est pas une fatalité. Il existe des politiques publiques extrêmement efficaces dans la lutte contre la pauvreté, et ce, sans avoir à arbitrer sur la question du modèle : libéralisme, social-démocratie ou Etat providence. C’est donc avant tout une question de priorités, d’expertise et de volonté politique.

Pourquoi une large partie de l’action sociale en Israël dépend-elle aujourd’hui du troisième secteur, de la société civile ? S’agit-il d’une volonté délibérée de l’Etat de s’appuyer sur les associations ?

Non. Je ne crois pas. Ce sont les politiques budgétaires qui sont fixées soit au ministère des Finances, soit par la classe politique, qui ne prennent pas en compte la question de la pauvreté. Cela signifie qu’il n’y a pas de poids politique de la question de la pauvreté en Israël.

Pourtant cette question de la pauvreté est présente dans les programmes des partis politiques et surtout dans les préoccupations du public israélien, dont un quart dit que sa plus grande crainte est celle de la pauvreté et du déclassement.

C’est parce que la plupart du temps, les dépenses sociales israéliennes s’adressent en priorité à la classe moyenne plutôt qu’à la classe défavorisée. Quant aux allocations budgétaires, elles sont sectorielles, voire communautaristes. Elles s’adressent à des populations bien particulières, comme les Juifs ultra-orthodoxes, qui ont un poids politique qui se transforme à un moment ou à un autre en allocations gouvernementales. Elles ne sont donc pas liées à la question de la pauvreté, mais à l’appartenance à un groupe bien déterminé et homogène.

Il n’y a donc pas à ce jour de véritable volonté politique exprimée, que ce soit par un parti politique ou un gouvernement élu de lutter réellement contre la pauvreté en Israël ?

Je ne me souviens pas de la dernière campagne électorale qui ait parlé de la pauvreté… On a clairement échoué à faire en sorte que le débat public se focalise sur les questions de la pauvreté ces vingt dernières années, lors des échéances électorales. En revanche, certains partis ont compris qu’il y avait sans doute un espace à prendre, en tout cas sur le plan déclaratif, lors du scrutin de septembre dernier et se sont positionnés là-dessus.

Vous voulez dire qu’il n’y a pas de structure dédiée à la lutte contre la pauvreté ?

Le leadership politique se cantonne surtout aux déclarations d’intention. Et tant que la politique du Trésor restera inchangée, c’est-à-dire relance par le haut, faible déficit, rien ne bougera. Il faut comprendre qu’il n’existe aucune institution au sein du gouvernement en charge de la pauvreté. Il n’y a rien. Le ministère des Affaires sociales n’est pas en charge de la pauvreté, mais de populations particulières. Il se repose la plupart du temps sur des principes d’universalité. Par exemple, l’aide aux handicapés sera la même pour les pauvres et les riches. Même chose pour l’aide aux enfants. Ce sont des aides universelles. Il n’y a pas d’approche différentielle. Le ministère des Affaires sociales n’est pas un ministère de la Pauvreté. Il y a bien eu la Commission Elalouf de lutte contre la pauvreté en 2014, qui a défini une feuille de route de ce que pourrait être l’action gouvernementale, mais une fois qu’elle a rendu son rapport, c’était terminé, ou en tout cas, ses effets ont été limités. Si l’on veut que le gouvernement traite réellement la question, il faut qu’il y ait des réformes structurelles au sein de l’Etat, un comité interministériel de lutte contre la pauvreté, une agence gouvernementale.

Le rapport que votre organisation LATET publie chaque année depuis quinze ans, a-t-il un impact politique ?

Ce n’est pas une victoire. Mais ce qui est sûr, c’est que nous avons obligé tout le monde à prendre position par rapport aux chiffres que nous produisons. Nous avons obligé tout le monde à accepter comme extrêmement sérieuse la démarche de LATET. Et c’est rare quand une organisation de terrain se lance dans ce genre d’entreprise. Nous avons mis dix ans pour gagner notre crédibilité, mais aujourd’hui quand la Banque d’Israël, quand le ministre de l’Education, quand la Faculté des travailleurs sociaux parlent de pauvreté, tous citent les chiffres de LATET. Le mois dernier, le Bituah’ Leumi, la Caisse Nationale d’Assurance d’Israël nous a même demandé de venir exposer la démarche de notre Rapport alternatif sur la pauvreté devant tout son département de recherche. Nous sommes parvenus d’une certaine manière à donner le tempo politique sur les chiffres de la pauvreté aujourd’hui en Israël. Nous avons produit des chiffres indépendants qui viennent montrer une réalité différente. C’est une réussite sur la structuration du débat social. Mais la décision gouvernementale sur un plan d’urgence de lutte contre la pauvreté reste encore à venir.

Gilles Darmon, fondateur et président de LATET, organisation non gouvernementale de lutte contre la pauvreté et l'insécurité alimentaire. LATET publie chaque année un rapport alternatif sur la pauvreté en Israël.