Israël une démocratie sans idée d’elle-même?

S’il y a une défaillance dans la théorie démocratique, c’est bien l’absence de disposition et de dispositif pour assurer la fonction de médiation du débat public, pour l’ériger en pouvoir à inscrire lui aussi dans le schéma de l’équilibre des trois pouvoirs. En effet, si l’exécutif a le pouvoir d’agir, si le législatif a le pouvoir de légiférer, si le  judiciaire a le pouvoir de juger, la source, le milieu même dans lequel évoluent ces pouvoirs, la « matière première » dont ils font leur activité  est le langage, la parole. La théorie originelle de la démocratie n’a pas considéré que la parole des citoyens pouvait constituer un pouvoir[1] distinct des autres. Elle en est restée à l’idée que, comme à Athènes sur l’Agora ou comme à Jérusalem, à la « Porte » (Shaar[2]), le citoyen pouvait venir prendre la parole en toute simplicité et s’insérer dans le grand débat collectif. Il était sans doute dur, alors, à cette époque, d’imaginer qu’entre le citoyen et la collectivité ou les instances de pouvoir, un pouvoir intermédiaire pouvait se dresser qui maitriserait la parole, déciderait qui parlerait, de quoi serait faite la discussion, qui formulerait les problèmes et les événements. Ce quatrième pouvoir a été oublié dans le schéma classique des trois pouvoirs.

A l’époque de Rousseau, l’on ne pouvait pas imaginer l’ampleur que prendrait cette fonction  avec l’élargissement des frontières de la Cité politique et les grandes multitudes qu’elle contiendrait.  On ne pouvait imaginer que des réseaux de communication s’empareraient des échanges inter-individuels pour les faire passer par des moules qui les formateraient. De la même façon, qui pouvait imaginer que la parole, véhicule fondamental de la Cité démocratique,  puisse connaître des mutations découlant du support technique de sa                                        communication: selon qu’elle est communiquée du haut d’une tribune, d’un studio de radio ou de télévision et encore plus par un tweet ou Facebook? Qui aurait imaginé que le discours d’un leader pouvait être le produit d’une agence de communication? Les effets du discours ne dépendent plus de l’éloquence et de la rhétorique, de la conviction et du talent  mais de la manipulation des signes et des symboles. Nous sommes entrés aujourd’hui dans le no man’s land du régime démocratique avec l’ère numérique et la démultiplication des scènes du débat.

Dans ce cadre-là, une nouvelle configuration des pouvoirs s’est mise en place. Inéluctablement, c’est le pouvoir des mots et de la médiation qui a pris le dessus. Ce sont les medias qui arbitrent aujourd’hui le débat public, fixent les événements, définissent les questions, commandent des sondages qui dispensent d’une consultation électorale, autorisent toutes les manipulations symboliques. Or, c’est là une instance qui  n’est pas publique mais privée, intéressée, idéologique, que rien ne contrôle et qui contrôle tout. Un paysage s’est installé. Le pouvoir médiatique fonctionne en binôme avec le pouvoir judiciaire dans la mise en accusation permanente de l’exécutif, en jouant la scène du scandale moral censé entacher le monde politique et l’exécutif.

Il y a quelque chose de fascinant à considérer le cas de trois régimes démocratiques contemporains: la France, les Etats Unis, Israël. Lors de récentes campagnes électorales, il s’est produit une tentative d’éliminer « en plein vol » un des candidats, le favori, en règle générale de droite. C’est ce qui s’est passé avec la candidature de François Fillon. En Israël, Netanyahou n’a pas été éliminé par une mise en examen sans preuve juste avant les élections, mais il a failli en être victime, sur le scenario français. Pendant des mois il a été l’objet d’une véritable traque publique au point qu’un rite s’est installé: à chaque ouverture du journal de 20h, le couplet sur ses malversations supposées (cigares, champagne, influence journalistique) est récité par le même journaliste Motti Gilad,  qui fait office de grand prêtre et de grand inquisiteur, la lippe régulièrement jouisseuse. Le plus insupportable dans cet exercice pour le spectateur c’est le ton « moral » et la violence avec laquelle des journalistes qui ne sont pas des hommes et des femmes politiques interviennent dans le débat public, forts de leur droit exclusif au micro. Aux Etats-Unis, Hillary Clinton a été visée par une telle opération mais on ne sait pas qui d’elle ou de Trump a été l’objet d’une tentative d’élimination, car c’est après sa victoire que Trump a été la cible d’attaques concertées. Le mode d’élimination du nouveau pouvoir est toujours le même: la publication d’un scandale orchestrée par une mise en examen judiciaire et relayée par les médias. A chaque fois, le scenario proposé comme aboutissement est celui du « ni droite ni gauche ». C’est en France avec Macron qu’il a triomphé. C’est ce que l’on veut faire entendre en Israël avec la candidature de la liste Bleu Blanc du général Gantz. Est-ce que, aux Etats Unis,  l’annonce d’une rumeur de candidature de Bernie Sanders, un « troisième homme », à l’élection présidentielle américaine à venir ne s’inscrit pas dans ce modus operandi? Nous le saurons plus tard. Dans le cas de Macron, le « ni-ni » s’est avéré un avis de tempête sur une impasse que le régime démocratique ne peut « digérer »: la crise des « Gilets jaunes » vient en témoigner. Le « ni gauche, ni droite » a  tétanisé la démocratie. Il l’a même éliminée.

Nous avons là en fait trois profils différents de la même crise. Certains, pour l’expliquer,  ont évoqué le concept d' »Etat profond », soit l’existence dans la démocratie d’un cercle restreint d’hommes et de femmes d’influence, non formel, qui par leurs relations personnelles pourraient en fait orienter le jeu politique, voire contrecarrer les actes de l’Etat formel. Est-ce une version chic de l’explication complotiste, comme on dit aujourd’hui? La question est posée, face à l’évidence d’interactions entre pouvoir médiatique, pouvoir judiciaire et pouvoir policier (sur le plan de l’investigation criminelle). Qui a orchestré en France l’élimination de François Fillon, entre l’investigation policière, l’action judiciaire, le Canard Enchaîné, Médiapart et les médias? Personne ne croira que c’est un concours de circonstances. Et la chose est éminemment inquiétante.

Le pouvoir judiciaire et constitutionnel bride, surtout en Israël, le pouvoir de l’assemblée et la majorité électorale, le pouvoir médiatique fait caisse de résonnance nationale et décide de l’ordre du jour, forçant les politiciens à comparaître. Une évidence: les fuites d’information des juges en direction des journalistes. Dans ces régimes « démocratiques », il n’y a plus de secret de l’instruction et personne n’est plus présumé innocent avant un procès. C’est une très grave atteinte à la démocratie. Elle n’est pas là où les « gauchistes », ou la Gauche archaïque le croient. Dans cette optique, l’évolution du débat vers l’opposition « antifascistes »- « fascistes » est très significative. C’est la poudre aux yeux de l’installation d’un potentiel néo-stalinisme qui risque de régir bientôt toutes les expressions, en obligeant à un ordre du discours imposé.

On peut se demander si la distinction  conceptuelle qu’avait évoquée Régis Debray il y a quelques années entre démocratie et République pourrait décrire la situation d’Israël.  Il  voit dans la « République » une démocratie « qui a une idée d’elle-même ». La « démocratie » quant à elle serait un supermarché sans principe constituant. Dans un tel « Etat de ses citoyens » (ou plutôt « de ses minorités »), se produit une dépolitisation de fond: la cohérence du système se lézarde et voit monter – en Israël c’est évident – la Cour suprême comme arbitre judiciaire. C’est ce que démontre l’action devant elle du Parti Meretz pour obtenir – ce qu’il a obtenu – la destitution d’un candidat réputé d’extrême droite, un véritable tournant de la politique d’autant plus grave que la Cour n’a pas fait connaître ses motivations. Demain, n’importe quel candidat pourra se voir destituer s’il ne convient pas à la définition de la « démocratie » en vigueur dans les cercles de pouvoir et d’influence, ce que le juge Aaron Barak avait nommé la « communauté éclairée » (dans sa « révolution constitutionnelle ») mais que la majorité ne maitrise plus. La démocratie serait bonne mais pas pour tout le monde… Ou bien, avec la démocratie, on assume le risque des volontés du peuple si l’on accepte les règles du jeu, ou bien on récuse le peuple au nom d’une « démocratie éclairée » comme on disait à l’âge des Lumières des « despotes éclairés ». A moins que la démocratie ait une idée d’elle-même… 

A ce propos, la question de la constitutionnalité douteuse des listes dites « arabes » (ainsi qualifiées par les Arabes israéliens eux-mêmes)  constitue une épreuve réelle sur ce plan-là. Ces listes récusent les fondements de l’Etat d’Israël, du système politique lui-même, mènent une action internationale en faveur de ses ennemis: comment peuvent-elles être habilitées à devenir des acteurs de la République?  En France, tout simplement elles ne le pourraient pas, car le Conseil constitutionnel aurait récusé des partis ethnico-religieux, rejetant la République et ses symboles, l’intérêt de l’Etat, quoique je ne sais pas pour combien de temps encore dans la France macronienne… Le post-modernisme qui est l’idéologie dominante de cette époque  nous concocte un avenir bien inquiétant…


[1] Ceux qui y ont beaucoup réfléchi, ce sont les philosophes politiques juifs médiévaux

[2] L’équivalent dans la Cité biblique de l’agora grecque

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.