Israël au cœur, intégration en marge

Les immigrants de France de ces dernières années, restent plus attachés que leurs prédécesseurs à la langue et à la culture de leur pays d’origine. Ce qui permet de structurer une communauté, maintient ou développe également une dimension transnationale, qui peut brouiller les repères identitaires.

 

Une alyah en baisse

En 2019, 2.227 Français juifs ont immigré en Israël, soit une baisse de 7% par rapport à l’année précédente et un recul constant depuis le pic de 6.628 olim de France de 2015. En 2020, le Covid a brouillé les cartes et l’on s’attend à une chute générale des chiffres de l’alyah, qui a déjà plongé de 65% au premier semestre, conséquence de l’arrêt des liaisons aériennes et des administrations des pays d’origine fermés pour cause de confinement.

On reste en tout cas très loin de l’immigration de masse annoncée ou espérée par certains politiques israéliens, qui restent convaincus que 200.000 Français juifs seraient prêts à monter en Israël. Plus réalistes, les acteurs de l’alyah évoquent plutôt une fourchette de 20.000 à 40.000 personnes pour les prochaines années, sous réserve que l’Etat d’Israël mette sur pied un programme réellement adapté à la situation spécifique des Juifs de France.

Pour les quelque 40.000 olim de France arrivés au cours des quinze dernières années, l’intégration en Israël est très différente de celle des vagues précédentes.

D’abord parce que depuis les années 90, les centres d’intégration qui accueillaient les nouveaux immigrants à leur arrivée ont pratiquement disparu. La « privatisation » de l’alyah a donné aux nouveaux arrivants une plus grande liberté, mais les a privés d’un cadre qui pouvait se révéler utile pour les premiers mois dans le pays. D’autre part, l’administration israélienne, passage obligé des olim pour leur existence légale auprès des différentes institutions, s’est progressivement « formatée » pour s’adapter au public russe. Ce qui rend souvent le parcours du combattant encore plus rude pour les Français, dont les besoins et la situation sont très différents. Il n’y a guère que dans les municipalités à forte population francophone, que les services proposent des interlocuteurs parlant leur langue.

Répartition des olim de France par localité, période 2009-2018 (Bureau Central des Statistiques)

Netanya 9.404
Jérusalem 6.199
Tel Aviv 5.872
Ashdod 3.125
Raanana 2.421

 

En 2018, la répartition des nouveaux immigrants de France par district, plaçait en tête le district de Jérusalem, avec 40,8%, puis le centre avec 18,6%, le district de Tel Aviv avec 15,4% et 8,9% pour la Judée Samarie.

On voit aussi des localités à population exclusivement ou majoritairement ultra-orthodoxe attirer un certain public de olim français, comme Elad, Modiin Ilit ou encore Bnei Brak ou Beth Shemesh. Si leur nombre ne dépasse pas quelques centaines, cela dénote pourtant d’une évolution dans l’immigration de France.

Si le paysage démographique des olim de France s’est diversifié, avec des sous-catégories plus religieuses que par le passé, le mode de vie a également évolué. Les immigrants français restent dans la moyenne haute du niveau d’éducation, y compris supérieure. Cependant, ils sont plus nombreux que par le passé à rencontrer des difficultés pour la reconnaissance de leur qualification. La situation est évidemment différente pour ceux qui immigrent à un âge où ils peuvent encore effectuer leurs études supérieures en Israël. Si des progrès ont été réalisés (voir interview d’Ariel Kandel), il demeure toujours un certain décalage qui créent des problèmes d’un type nouveau, qui sont également la conséquence de l’évolution technologique.

L’alyah Boeing et les call-centers

Pour tous les nouveaux immigrants adultes, la première urgence est l’emploi. Qu’ils soient jeunes diplômés ou déjà installés dans la vie active, leur arrivée en Israël rebat les cartes. Il faut faire l’apprentissage de l’hébreu, parfois passer des examens d’équivalence assortis d’un stage, dont on n’est pas sûr qu’il débouchera sur une embauche. Pour ceux qui ont une famille à charge, il faut parfois se résoudre à une formule de compromis pour tenir.

La première est de poursuivre une activité professionnelle en France, qu’il s’agisse d’indépendants voulant conserver leur entreprise ou de salariés qui trouvent cette solution pour continuer à travailler dans leur domaine de qualification. Ces « commuters » d’un nouveau genre sont apparus au cours de la décennie précédente, avec le développement des liaisons aériennes à bon marché des compagnies low cost. On les retrouve le dimanche matin sur les vols vers Paris et le jeudi soir à bord des avions qui rejoignent Tel Aviv. Certains font la liaison une fois par semaine, d’autres une fois par mois et peuvent ainsi rapporter chez eux une rémunération équivalente à celle qu’ils percevaient avant l’alyah. C’est le plus souvent le père de famille qui assume ce rôle, laissant à la mère le soin de rester auprès des enfants. Mais cette formule, exténuante, n’est pas tenable sur le long terme, soit qu’elle atteigne les limites de la résistance physique et mentale, soit aussi qu’elle ait des retombées sur la cohésion du couple et de la cellule familiale.

L’autre option est celle du télémarketing. Là encore fruit de l’évolution technologique, des sociétés, souvent créées par des immigrants de France, proposent des services téléphoniques de démarchage commercial ou d’assistance technique, mais aussi parfois de jeux de casino, pour des clients français et destinés à un public français. L’utilisation d’une main d’œuvre francophone – linguistiquement et culturellement – et à des coûts inférieurs à ceux d’un service équivalent proposé depuis la France, est un atout pour les entreprises françaises, prêtes à externaliser ce type de prestation. Pour les nouveaux Israéliens qui acceptent d’y travailler, c’est l’assurance d’une embauche immédiate, d’un fixe minimal, mais avec des conditions sociales précaires et surtout un détour qui va encore retarder leur intégration sur le marché du travail israélien.

Une étude réalisée en 2016 par Karin Amit et Shirly Bar-Lev, « The Formation of Transnational Identity  among French Immigrants Employed in French-Speaking Companies in Israel » s’est tout particulièrement intéressée à ces nouveaux immigrants de France employés dans des sociétés francophones et notamment dans les call-centers. Elles ont constaté que 75% des olim de France employés par des sociétés israéliennes de langue hébraïque avaient des postes correspondant à leur qualification, contre seulement 52% pour ceux employés par des sociétés israéliennes de langue française. Ces entreprises francophones permettent aux olim de travailler en Israël, atténuant du même coup  le sentiment d’être coupé de la société. Les employés interrogés par les deux chercheuses ont majoritairement un fort sens d’appartenance à Israël, en tout cas sur le court terme. En revanche, les conditions particulières de travail, notamment pour le télémarketing, où le conseiller téléphonique doit passer auprès de son interlocuteur pour un Français localisé en France, font que ces employés fonctionnent dans une sorte de bulle, coupée de leur environnement extérieur. Mais ils sont aussi entre eux, en Israël, et ont souvent des horaires adaptés, leur permettant par exemple de maintenir leur pratique religieuse. Ce qui génère chez ces nouveaux immigrants une forme de confusion entre leur identité juive, leur identité israélienne et leur identité francophone. Ce qu’Amit et Bar-Lev analysent comme la construction d’une identité transnationale. Un phénomène qui se développe de manière globale avec les migrations, mais qui porte un caractère spécifique en ce qui concerne Israël, puisque l’on ne parle pas de main d’œuvre étrangère, mais de citoyens.

Multiculturalisme ou buffet à la carte

Les frontières se brouillent, encore sous l’effet de la francophonie, entre les outils qui ont vocation à intégrer les nouveaux immigrants dans la société israélienne, ceux qui leur permettent de fonctionner en Israël en restant dans un environnement francophone, et les outils accessibles en Israël mais situés en France.

Les associations, institution particulièrement florissante en Israël, sont très nombreuses dans le milieu francophone. Elles peuvent être à caractère professionnel, pour aider les nouveaux venus et mieux défendre les intérêts d’un secteur donné, comme les avocats ou les dentistes. Il existe aussi des associations à vocation culturelle qui organisent des activités en français pour un public francophone, adulte ou sénior. D’autres organisations seront plus spécifiquement destinées à l’aide aux familles, ou aux jeunes, soit par l’encadrement psychologique, soit par le conseil ou le tutorat. On peut citer le cas particulier des EEIF, les Eclaireurs Israélites,  qui a réussi ces dernières années une percée spectaculaire en Israël en y reformant une activité spécifique destinée aux enfants de olim, qu’ils soient nés en France ou en Israël. La seule condition exigée pour l’admission est un niveau suffisant d’expression en français, pour conserver une partie du patrimoine culturel et pouvoir communiquer avec les jeunes E.I. de France, mais tout le reste est similaire à l’activité des autres mouvements de jeunesse israéliens.

Médias français ou francophones ?

Hormis quelques tentatives de presse israélienne francophone dans les années 80, dont celle qui a duré le plus longtemps fut l’édition en français du Jerusalem Post, il aura fallu attendre les années 2000 pour voir émerger une véritable presse israélienne de langue française. C’est paradoxalement l’accès facilité aux médias français – notamment les chaines de télévision et les sites internet – qui a contribué au développement de médias francophones locaux. La consommation d’information de leur pays d’origine a accru chez les olim la demande d’information israélienne dans leur langue maternelle, qu’elle soit d’ordre pratique ou culturel ou même spécifiquement liée à l’actualité d’Israël. En donner une liste exhaustive serait fastidieux. On pourra citer Le P’tit Hebdo, Israël Magazine, ou encore Haguesher,  (anciennement Hamodia de l’Agudat Israël), principal organe francophone orthodoxe. Il existe également de nombreuses publications gratuites, le plus souvent à diffusion locale, servant de support à des publicités ou des petites annonces.

La seule radio francophone en Israël a longtemps été celle de l’office de radiodiffusion publique, Kol Israël, devenu Kan. La station n’émet en français que quelques heures par jour, le reste de la fréquence étant utilisé successivement par d’autres langues, à destination des olim. Certaines radios locales de la bande FM peuvent aussi proposer quelques programmes en français. Mais c’est surtout la radio web de l’organisation Qualita, fondée en 2015, qui a donné au public francophone un média dédié. Elle diffuse en numérique des programmes d’informations générales, pratiques, culturelles et de divertissement.

L’aventure télévisuelle en français a connu de nombreuses tentatives, mais peu de réussites. Guysen TV, chaine francophone israélienne créée au début des années 2000 par Guy Senbel, a diffusé jusqu’à son rachat en 2013 par Patrick Drahi, qui en a fait i24 News. Basée à Jaffa, la station émet en français, en anglais et en arabe et se veut une « chaine internationale », bien que située en Israël. Aujourd’hui accessible sur le bouquet câblé en Israël, i24 diffuse principalement vers l’étranger.

Il est donc possible aujourd’hui aux olim de France de s’informer en temps réel – la plupart des médias ayant aussi une plateforme internet – sur l’actualité israélienne, sans avoir à recourir aux médias en hébreu. Les Juifs de diaspora se connectent également à ces différents sites ou chaines, leur donnant ainsi une impression de proximité et de simultanéité qui brouille là encore les frontières et les repères.

Israélien en/et Français

Le sentiment d’appartenance à Israël est donc un élément fort dans la définition identitaire de ces olim de France. Pourtant, il est parfois ardu de la distinguer de l’identité des Français juifs, dans la mesure où les composantes sont les mêmes, mais que seul le dosage diffère. La socialisation entre coreligionnaires pratiquée en France, sera remplacée par une socialisation entre olim de France en Israël. Si l’espace a changé, les comportements évoluent assez peu. Ce qui caractérisait surtout les personnes âgées, pour qui l’adaptation à un nouveau milieu est la plus difficile, se retrouve aujourd’hui chez des olim plus jeunes. Même ceux qui ne font pas le choix d’une « alyah de groupe », préparée en amont et où le groupe constitué reste soudé au moins la première année, privilégient l’installation dans des localités ou des quartiers à présence francophone.

Qu’ils conservent des liens familiaux, mais aussi sociaux et économiques avec la France, les amène également à conserver une proximité d’ordre politique, même si elle est souvent  motivée par la défense d’Israël. La réforme voulue par le président Sarkozy qui a ajouté à l’Assemblée Nationale des circonscriptions de députés de l’étranger, sorte d’ornithorynque constitutionnel, a ainsi permis aux Franco-israéliens d’avoir leur représentant au Palais Bourbon, puisque le député qui représente la région de Méditerranée orientale est le Franco-israélien Meyer Habib. Cela ajoute encore une dimension de diaspora transnationale qui n’existait pas, ou moins, lors des alyah de France précédentes.

Tout cela forme donc un segment particulier de la société israélienne, à la fois à la marge et en son cœur, microcosme où sont représentés toutes les catégories socio-professionnelles, tous les niveaux de religiosité et même une relative diversité politique. Ce qui n’empêche pas les Israéliens vétérans de les percevoir comme des Marocains à la sauce française, religieux, riches et de droite. Entre l’alyah et l’intégration s’est greffée une étape supplémentaire, sorte d’entre-deux transnational, qui rend peut-être plus difficile à cerner et à définir ces olim de France, par eux-mêmes et par la société israélienne.

 

 

Pascale ZONSZAIN, journaliste. Couvre l’actualité d’Israël et du Proche-Orient pour les médias de langue française. Auteur de nombreux reportages et enquêtes sur les sociétés israélienne et palestinienne.