Elor Azaria ou la confusion des valeurs

 

Un évènement qui aurait aisément été classé comme un fait divers a pris des proportions gigantesques dans l’opinion publique israélienne, provoquant un débat politique et moral qui est loin d’être clos. S’y mêlent aussi des considérations d’ordre sociologique, éveillant les démons des frictions intercommunautaires sépharade – ashkénaze. En un mot il s’agit de l’affaire Elor Azaria. Rappelons brièvement les faits: lors d’un attentat à Hébron, le 24 mars 2016, deux terroristes tentent de tuer des soldats israéliens de garde sur les lieux. Un des soldats est poignardé. Les deux terroristes sont abattus par les forces en présence. L’un est tué et l’autre blessé. Le sergent Elor Azaria, âgé de 19 ans, achève le terroriste blessé alors qu’il est étendu sur le sol. Il aurait affirmé par la suite: « celui qui tente de tuer mes camarades ne doit pas vivre ».  Plus tard il a déclaré que le terroriste continuait d’après lui à constituer un danger immédiat. L’évènement est filmé et retransmis sur tous les réseaux de presse.

La suite est connue. Le chef d’état-major de l’armée ainsi qu’une partie de la classe politique condamne le comportement du sergent, alors que la majorité écrasante de l’opinion publique prend sa défense, ou en tout cas exige la clémence à son égard, soutenu entre autres par le premier ministre Netanyahou.

Le tribunal militaire condamne Azaria pour meurtre. Une grande partie de l’opinion exige sa grâce.

Le traitement de cette affaire déborde largement du cadre de l’évènement, et engage à une réflexion d’ordre moral, politique et halakhique, au-delà des passions. C’est ce débat que nous nous proposons d’amorcer ici.

  1. Tout d’abord il y a lieu de déterminer si le cas Azaria relève de la législation civile ou militaire. Sur ce point-là il y a un large consensus que le cas relève de la jurisprudence militaire, étant donnée la situation. En effet, Azaria agissait dans le cadre de son service militaire, dans une zone de conflit, face à une action terroriste. Cependant on ne peut pas rester indifférent face à une tendance des tribunaux israéliens à juger selon des critères analogues les deux cadres: civil et militaire. Tout ce passe comme si la réaction a la violence terroriste était équivalente à la répression de la violence de rue dans la cité. En effet un homme attaqué par des brigands a certes le droit à la légitime défense, mais uniquement dans les limites du nécessaire. Ce n’est certainement pas le cas dans le cadre d’une action militaire dont la finalité dépasse dans son essence la répression d’une violence locale, pour défendre la cause de la défense nationale.

 

  1. Ceci posé, il faut définir si l’activité de Tsahal se situe dans le cadre d’une routine policière, du fait que Tsahal est chargé à Hébron de la police en raison du statut non réglé de la Judée, ou bien s’il s’agit d’une guerre. L’honnêteté intellectuelle nous contraint à admettre qu’il s’agit réellement d’une guerre, même s’il n’y a pas d’état-major officiel qui gère la vague de terrorisme et même si les terroristes ne sont pas recrutés officiellement par l’armée d’un état. On juge les terroristes au tribunal civil alors qu’en vérité ils sont des combattants de l’ennemi.
  2. L’état de guerre ne justifie pas la barbarie. Il est cependant important de relever deux points: 1) la guerre n’est pas un tribunal. Le soldat que je combats n’est pas « coupable » et le civil de la partie adverse n’est pas « innocent ». Ils sont simplement l’ennemi et le but du combat est la victoire et non pas le jugement ou la punition. Car si c’était le cas il faudrait juger l’adversaire au tribunal et lui procurer un avocat. 2) la mesure de la violence que j’exerce contre l’ennemi est proportionnelle à celle que celui-ci exerce ou qu’il a l’intention d’exercer. Il ressort qu’il est parfois nécessaire d’agir avec véhémence face à un adversaire barbare. [Ce thème a été débattu avec profondeur par le rav Kook (Iggerot Reiya I, p. 100)].

 

  1. Ici intervient une considération morale capitale confirmée par la halakha. L’homicide est évidemment prohibé envers tout être humain (Maimonide, Avoda zara X, 1) mais non pas en cas de conflit armé. Le devoir moral est de veiller en tout premier lieu à la survie de sa propre communauté nationale. Accorder a la souffrance de l’adversaire un statut égal a la souffrance des siens est une décadence morale: « celui qui prend en pitié les cruels, devient cruel pour les miséricordieux » (Tan’houma metzora).

 

  1. Il reste cependant que l’action militaire même en cas de guerre ne peut pas être décidée par un soldat en dehors des ordres donnés par la hiérarchie Le manquement à la discipline militaire, même si l’intention de son acteur est noble,  met en danger l’efficacité même du corps armé. Si effectivement la thèse selon laquelle Azaria aurait failli à la discipline militaire est la bonne, cette faute doit être sanctionnée, comme tout manquement à la discipline.

 

  1. Là intervient une question cruciale. L’ordre qui interdit d’achever un terroriste neutralisé dans le cadre du combat est-il moral? Si oui, Elor Azaria est un assassin, si non, alors il est un héros. Nous touchons là au nœud du problème.  Il semble que le vrai problème est le suivant: est-il normal d’introduire les combattants dans un état d’esprit paralysant, qui donne le sentiment implicite d’être dans son tort en luttant contre le terrorisme palestinien au point d’être passible de condamnation pour meurtre en cas de comportement contrevenant au ordres? Comment soutenir une quelconque légitimité au narratif sioniste quand on adopte sur ce point une position qui encourage indirectement la motivation de nos adversaires?

 

  1. On peut certes argumenter qu’Israël est signataire de conventions internationales sur les lois de la guerre, et qu’il faut en tenir compte. Dans ce cas il faut avoir la franchise d’avouer que les officiers de Tsahal redoutent d’être cités en justice à la cour internationale de la Haye et non pas qu’ils seraient mus par des considérations morales. De même la sanction d’Azaria devrait dans ce cas être présentée comme nécessaire pour le protéger des retombées de la loi internationale et non pas comme une culpabilisation.

 

  1. La position qui a toujours été celle de Tsahal dans des cas analogues est d’amenuiser  l’affaire, selon le témoignage formel du Général de réserve Ouzi Dayan ex-adjoint du chef d’état-major lors de sa déposition au tribunal qui a jugé Elor Azaria.  Cette politique n’est pas le fruit d’une volonté obscure d’échapper à la justice mais bien une prise de position morale qui exige de défendre ses combattants.  Il est possible que dans une situation filmée et retransmise il ne fût pas possible d’agir à la manière traditionnelle, mais était-il nécessaire que le ministre israélien de la défense condamne le comportement d’Azaria comme étant « bestial »?

 

  1. Il est particulièrement troublant que la condamnation d’Azaria a été basée sur la phrase qu’on lui a attribuée selon laquelle « celui qui a voulu tuer mes camarades ne doit pas vivre ». Cette phrase, même si elle est venue pour justifier une infraction à la loi,  est en vérité l’expression d’une conscience morale qui n’a pas oublié la valeur de la fraternité. Il y a là l’écho de la règle fondamentale: « celui qui verse le sang de l’homme aura son sang versé par les hommes, car c’est à l’image de Dieu que l’homme a été formé » (Gen. IX, 6).

 

 

  1. La Rome antique a inventé le formalisme de la loi qui doit être appliquée même lorsqu’elle entre en opposition flagrante avec les valeurs morales. Cette idée a toujours été rejetée par la loi talmudique. On en trouve un exemple biblique très ancien lorsque le roi Saul veut condamner à mort son propre fils Jonathan pour une infraction mineure lors d’une action militaire intrépide de sa part qui a entrainé la victoire des hébreux.  Le peuple s’insurge et sauve  Jonathan: « Jonathan mourrait-il alors qu’il a sauvé Israël!? » (I Sam. XIV, 45).   On ne peut pas condamner quelqu’un au nom de sa fidélité à une valeur morale!

Le phénomène Elor Azaria est en fait l’expression d’un hiatus profond de la société israélienne. C’est le déchirement entre un discours abstrait sur les valeurs humanistes déconnectées de leur contexte existentiel, véhiculé par une certaine élite barricadée dans les retranchements de la cour suprême, et les intuitions fondamentales de la société, préoccupée de sa survie et de la permanence des valeurs fondamentales de la justice.

Oury CHERKI

 

Oury Cherkin rabbin, est né en Algérie et a grandi en France avant de s'installer en Israël en 1972. Etudiant à la Yeshiva du Merkaz Harav, il eut parmi ses maîtres les rabbins Tzvi Yehouda Kook, Léon Yehouda Ashkenazi (Manitou) et Shlomo Benyamin Achlag, avant de remplir ses obligations militaires. Rabbin de la communauté́ Beith Yehouda à Kiryat Mosheh (Jérusalem), il dirige le département israélien du Makhon Meir, et le Centre Noahide Mondial, Brith Olam. Il enseigne en plusieurs endroits du pays et est l'auteur de nombreux ouvrages de pensée juive.