« Les Druzes en Israël ont des privilèges, plutôt que des droits »

Universitaire druze israélien et enseignant en sciences politiques, le Dr. Selim Brik considère que le vote de la Loi sur l’Etat nation a mis en lumière la responsabilité partagée de sa communauté et de l’appareil politique dans le maintien du clientélisme, au détriment d’un véritable engagement dans le débat public.

Propos recueillis par Pascale Zonszain

 

Menora.info : Les Druzes israéliens ont-ils toujours eu le droit de vote ?

Selim Brik : Oui. Les Druzes, comme tous les citoyens d’Israël sans distinction de religion ou de communauté, votent depuis l’élection de la première Knesset en 1949.

Comment se caractérise le vote druze ?

Sa principale caractéristique, c’est que ce n’est pas un vote idéologique, mais plutôt un vote pragmatique, dicté par des intérêts. En général, on retrouve un tiers des suffrages druzes pour les partis de droite. Le vote druze se distingue de celui des autres minorités, en ce qu’il se tourne massivement vers les partis sionistes, près de 90% en moyenne. Les Druzes sont assujettis à la conscription obligatoire. Le fait qu’ils fassent leur service militaire influe donc sur leur comportement électoral.

Si le vote druze est un vote sectoriel, pourquoi la communauté n’a-t-elle pas son propre parti ?

C’est d’abord une question de démographie. Les électeurs druzes « pèsent » environ un siège et demi à deux sièges au Parlement, ce qui est inférieur au seuil de représentativité, puisqu’il faut quatre députés au moins pour qu’un parti siège à la Knesset. Et pourtant, leur représentation au Parlement a toujours été supérieure à leur poids démographique. Aujourd’hui, on compte quatre parlementaires druzes. Ils ont même été jusqu’à six dans des législatures précédentes. Mais cette représentation est plus symbolique que réelle. Par exemple, la Knesset élue en 2013 aurait dû légiférer sur l’électrification généralisée pour tous les foyers druzes. Les députés druzes qui siégeaient à l’époque n’ont même pas réussi à faire adopter cette mesure. C’est un constat d’échec pour la communauté, si l’on considère que les élus qui représentent les Israéliens des implantations de Judée Samarie ne sont pas plus nombreux et qu’ils parviennent pourtant à dicter leur politique à l’Etat.

Mais les élus sionistes religieux ont leur parti et un programme idéologique. Et vous dites que les Druzes ont plutôt une approche pragmatique.

Justement. Même quand il s’agit de questions politiques qui les concernent, les députés druzes ne défendent pas les intérêts de leur secteur. Lorsque la Knesset a adopté en 2018 la Loi sur l’Etat nation, on a vu un élu druze du Likoud voter pour. Un autre, élu du parti Israël Beitenou d’Avigdor Liberman, a d’abord soutenu la proposition, mais a changé son vote quand il a constaté que le texte aurait de toute façon la majorité et que la communauté druze y était majoritairement opposée. Il a agi par pur opportunisme. Et encore, c’est le chef de son parti qui l’a autorisé à ne pas voter pour le texte, afin de ne pas perdre les suffrages des électeurs druzes à l’échéance suivante.  Les députés druzes n’ont donc pas de véritable poids politique propre.

A propos de la Loi sur l’Etat nation, pourquoi a-t-elle suscité une telle opposition chez les Druzes israéliens ?

C’est une loi raciste qui établit deux types de citoyens, en faisant une distinction entre Juifs et non-Juifs. Dans sa pratique également, ce texte est raciste. Si l’on considère par exemple le cas d’un citoyen juif en danger quelque part dans le monde, l’Etat d’Israël doit lui porter secours. Ce n’est pas le cas, s’il s’agit d’un citoyen non-juif. Les Arabes israéliens sont accoutumés à ce type de discrimination. Mais les Druzes eux, ne comprennent pas. Ils disent : « nous avons servi dans l’armée, nous avons eu des soldats qui sont tombés dans les guerres, nous sommes des citoyens à part entière ». Et voilà qu’on leur dit qu’ils sont en réalité des citoyens de seconde zone. On ne leur accorde pas l’égalité des droits, mais seulement des privilèges spécifiques. On est si vous voulez, dans un phénomène de « fausse reconnaissance ». Et ce n’est pas seulement vrai pour la Loi sur l’Etat nation. Il y a également l’amendement Kamenitz [amendement à la législation sur la construction et l’urbanisme, voté en 2018 et qui renforce les sanctions pour construction illégale, NDLR]. La ministre de la Justice Ayelet Shaked a assuré aux Druzes que leur cas serait pris en considération, mais en réalité la mesure a autant touché le secteur arabe que le secteur druze. Ce qui s’est passé avec la Loi sur l’Etat nation, c’est qu’elle a obligé les Druzes à se réveiller. Ils ont voulu croire jusque-là qu’ils étaient des citoyens égaux en droits et se sont rendu compte qu’ils subissaient en réalité le même type de discrimination que les Arabes.

Lors des deux derniers scrutins législatifs de septembre 2019 et de mars 2020, on a vu une progression de la Liste Arabe Unifiée dans l’électorat druze. S’agit-il d’une tendance ou d’un phénomène passager ?

C’est essentiellement un vote de protestation contre la droite. Car la Liste Arabe n’offre pratiquement rien à la communauté druze. Il n’y a qu’un seul député druze dans la liste arabe. D’ailleurs, en mars 2019, le parti Hadash avait passé un accord secret avec Ahmed Tibi, pour que le député druze de la liste ne siège au Parlement que durant la moitié de la législature. Les partis arabes ont toujours considéré la communauté druze en fonction de son poids démographique et ne font que le minimum pour montrer qu’ils ne la négligent pas. Mais à l’exception peut-être d’Ahmed Tibi, la Liste Arabe ne fait rien pour promouvoir les intérêts des Druzes. Ni le parti Balaad, ni le Mouvement islamique ne s’intéressent aux Druzes. On peut donc voir dans le vote des deux derniers scrutins une manifestation de protestation contre les partis de droite. Mais je ne vois là aucun signe de changement durable dans le comportement électoral de la communauté.

Quelle est la position de la communauté druze sur la question palestinienne ?

J’avais réalisé en 2009 une étude sur ce sujet. C’est ancien, mais j’avais pu constater que la position druze n’était pas très différente de celle de la population arabe. La majorité des Druze est favorable à un Etat palestinien, s’oppose à l’occupation. Et pourtant, cette même majorité mettra finalement un bulletin Likoud dans l’urne, car le Likoud aura promis une place à un membre de la famille ou tout autre avantage personnel ou clanique. Ce qui nous ramène à ce que je disais du vote druze, qui n’est pas vraiment idéologique. Les Druzes, qui sont une petite communauté et n’ont donc qu’une faible influence au niveau national, préfèrent utiliser leur vote aux législatives pour la promotion des intérêts de leur village, pour la construction, pour des objectifs concrets et non comme levier idéologique.

Comment expliquez-vous ce comportement électoral pragmatique, alors qu’ils votent depuis plus de 70 ans et sont exposés au débat politique ? C’est le poids de la tradition communautaire, de la tradition religieuse ?

La religion ne joue aucun rôle dans le processus électoral. Ce qui intervient, c’est plutôt une forme d’apathie. Les Druzes estiment que leur choix politique n’a pas d’importance. Ils ne considèrent pas qu’un parti, qu’il soit de droite ou de gauche,  soit plus sensible qu’un autre à leurs intérêts. La plupart du temps, ils ignorent même leur idéologie. Ils se fient d’abord aux intermédiaires locaux qui leur promettront des avantages en échange de leur vote pour tel ou tel candidat. Dernièrement, j’ai rencontré un homme qui m’a dit avoir voté pour Israël Beitenou. Quand je lui ai demandé les raisons de son choix, il m’a expliqué que le député druze de la liste lui avait promis d’aider sa famille. En revanche, il s’est révélé incapable de me parler de la ligne politique du parti. Quand je la lui ai expliquée, il m’a répondu que s’il avait su, il n’aurait pas voté pour lui.

Alors, pourquoi un tel décalage ?

De manière constante, la classe politique israélienne juive ne manifeste pas de véritable intérêt pour les minorités non juives. De plus, le sionisme est une idéologie séparatiste, qui est destinée exclusivement aux Juifs. La première priorité de l’Etat d’Israël, ce sont les Juifs et non les citoyens de l’Etat. Israël n’est pas une république où un citoyen qui fait son service militaire est un citoyen égal. C’est encore un pays qui se préoccupe d’abord des Juifs. Un Druze peut mourir pour le pays, cela n’empêchera pas qu’on démolira sa maison si elle a été construite sans permis. En revanche, un Juif ultra-orthodoxe peut insulter l’Etat, jeter des pierres sur les policiers et l’Etat le servira, parce qu’il est juif. Les médias contribuent aussi à renforcer cette apathie et ce désintérêt de la part des Druzes. Ils se rendent compte d’une part, que l’Etat ne s’occupe pas assez d’eux et d’autre part que la population arabe ne s’intéresse pas à eux non plus. Ils se retrouvent dans une espèce d’entre-deux, qui rend leur décision difficile. Les Druzes en sont réduits à se fier aux délégués des partis, aux « collecteurs de voix » qui leur offriront des avantages concrets immédiats. Ainsi, on a vu un village druze donner plus de six cents voix au parti séfarade orthodoxe Shas. Quel rapport avec les Druzes ? La présence d’un ancien officier druze à la direction d’un département du ministère de l’Intérieur, qui est le bastion du Shas. L’Etat devrait enseigner le civisme à ses citoyens, plutôt que de laisser perdurer un système de clientélisme, où l’on ne promeut pas les droits mais les privilèges. Et cela dure depuis les années 50.

Vous dites que l’Etat et les partis portent  une responsabilité ?

Oui, car ils ont entretenu et instrumentalisé le schéma clanique, aussi bien chez les Arabes que chez les Druzes. Il faut être loyal au chef de famille qui dira à ses membres ce qu’ils doivent faire et comment voter. Donc plutôt que de convaincre les citoyens, il suffit de convaincre le chef de famille. C’est vrai aussi pour les partis arabes. Dans les localités musulmanes, on a voté parfois jusqu’à 90% pour la Liste Arabe Unifiée, ce qui témoigne d’une crise profonde de la démocratie israélienne. Les partis voient dans l’électorat des minorités un « marché électoral » et non pas des citoyens. Même dans le choix de leur candidat de minorité, ils préfèrent un personnage falot, sans idéologie, plus facile à contrôler. En échange, ils n’offrent que des miettes.

Les députés druzes ne seraient donc que des rapporteurs de voix ?

Ils sont aussi un tribut au politiquement correct. Le Likoud par exemple, se défend d’être un parti raciste, mais ne veut pas de candidats arabes. Alors, il met sur sa liste des candidats druzes, qui sont arabes pour les Arabes et juifs pour les Juifs. A Tel Aviv, il les présentera comme des Druzes et à l’étranger comme des Arabes. Une façon de se dédouaner de toute forme de racisme. Mais ils ne sont là que pour garantir des suffrages et non pour défendre les droits de leur communauté. Il faut impérativement corriger cette conception, car il y va de l’avenir de la démocratie israélienne. Et pour l’instant, la démographie joue contre la démocratie.

 

 

Druze israélien, enseignant en sciences politiques à l'Université de Haïfa et à l'Open University. Spécialiste de la politique de la communauté druze.