Petit manuel de postmodernisme illustré, de Shmuel Trigano

Petit manuel de postmodernisme illustré

De Shmuel Trigano, Éditions Intervalles, collection « Le point sur les idées »

 

Le progrès n’est plus un espoir de mieux-vivre, les « progressistes » l’ont transmuté en croisade réactionnaire et punitive contre toute création humaine. L’Histoire est finie, l’avenir de l’homme est derrière lui et seule la radicalité progresse encore. Dans cette catégorie, « postmodernisme » est le nom de famille d’une ribambelle de gamins insupportables : Antiracisme Antiblanc et Décolonialisme Revanchard, Homme Hystérique et Néoféminisme Sélectif, tous unis pour accoucher d’un Homme nouveau, de préférence sans genre ni sexe fixes.

 

Décryptage

Shmuel Trigano, philosophe et sociologue, a entrepris de décrypter les enjeux et les mécanismes d’une agression contre la société, contre la démocratie, contre l’humain : « le nouvel ordre social se promeut comme révolutionnaire, radicalement individualiste et sans norme, tout en étant l’idéologie d’un pouvoir dominant que l’on voit à l’œuvre à travers toutes ses manifestations « policières » : écriture inclusive, wokisme, MeToo, décolonialisme, etc. »

Pour construire l’homme nouveau, il convient d’abord de déconstruire l’ancien. L’auteur observe cette déconstruction : « Elle vise à démontrer que la réalité sociale, ciblée comme un « narratif » (ce que l’on appelait autrefois « discours idéologique »), est une construction artificielle, « inventée » et donc – c’est cela qui est important – sans réalité, forgée pour mettre en œuvre une domination qu’il s’agit alors de « déconstruire ». »

 

Déconstruire, disent-ils…

En sociologue, Trigano a l’habitude de vérifier ses hypothèses par des enquêtes empiriques et statistiques. Rien de tel dans le postmodernisme, qui relève plutôt de la littérature, voire du fantasme : « L’évidence irrésistible du corps sexué devient un « narratif », « inventé » et cela n’a rien à voir avec ce qu’on fait, sexuellement parlant (homosexualités, par exemple) qui n’est pas ici en cause. »

Le sexe, remplacé par le genre, n’est pas la seule victime de la déconstruction. Toutefois, les réalités objectives et symboliques visées ne sont que celle des Occidentaux. Du fait qu’elles ont été colonisées, « les autres cultures échappent étonnamment au scalpel des « déconstructeurs », comme si elles étaient par principe innocentes. » Du coup, les hommes peuvent continuer d’y être des mâles et les femmes d’avoir l’exclusivité de l’enfantement, sans que cela débouche sur une accusation de LGBTTQQI2SAAphobie.

Chez nous, occidentaux, en revanche, « un principe fondamental de l’humanité est en effet ébranlé : celui de l’altérité. » Mais la toute-puissance symbolique est toujours nôtre, qui nous incrimine du réchauffement climatique, « mais qui néglige l’existence avérée, tout au long de l’histoire, des cycles climatiques » et qui exige de nous, et de nous seuls, « un repentir, un rachat, une ascèse … qui a pour nom « décroissance ». »

 

Les militants du postmodernisme sont nihilistes

Leur politique ne peut être que hors sol, puisqu’ils ont proclamé « la « fin des territoires », c’est-à-dire de ce qui a été le cadre même de l’État moderne et notamment de l’État-nation. »

Le postmoderniste méprise les « somewhere » qui sont nés quelque part, alors qu’il est de partout, « everywhere », c’est-à-dire de nulle part. Le nerf de la guerre, lui aussi, est d’essence virtuelle, consistant en « des tractations financières qui, la plupart du temps, s’échangent sur un écran qu’elles ne quittent jamais. »

Le monde tout entier se dématérialise, la production du réel a migré en Orient et les individus rois, eux aussi hors sol, se constituent en micro-communautés définies par une couleur, un choix sexuel, une secte religieuse ou un particularisme minuscule. Ils sont « les minorités », dont les dirigeants et les médias exaltent les différences comme autant de qualités intrinsèques.

Pourtant « un chaos d’individus qui efface le peuple » (Antonio Negri cité par Trigano), délégitime la nation. Elle « fait alors figure de pouvoir étranger, colonial… Le citoyen métropolitain se retrouve étranger dans son propre pays. Car il est clair que dans le décolonialisme, on entend subliminalement que les immigrés sont davantage chez eux que les autres citoyens, assimilés implicitement à des colons… essentiellement coupables. … C’est dans leur essence même qu’ils sont visés, parce que l’accusation se promeut comme n’étant pas idéologique, mais morale et donc absolue. »

 

Entr’acte

Dans un de ses films, The Disorderly Orderly (paru en France en 1964, sous le titre « Jerry chez les cinoques »), Jerry Lewis jouait un infirmier plus insensé que ses patients. « Je ne suis pas fou, puisque je suis infirmier » répétait-il.

Les postmodernistes à l’université ont le même comportement : ils ne sont pas fous, puisqu’ils sont diplômés, de nouvelles disciplines « qui ont pour effet de conférer une apparence académique à ce qui n’est qu’une doctrine engagée. … Une université de circonstance a été forgée de toutes pièces avec le concept d’intersectionnalité, qui pose l’existence de convergences des situations d’oppression (race, sexe, classe…) en fonction d’un critère de discrimination et par-delà les contextes différents. »

Le postmodernisme nous vient d’outre-Atlantique, considéré pourtant, par nos intellectuels, comme peuplé de demeurés incultes. Cela ne les a pas empêché d’adopter leurs idéologies les plus extrêmes, y compris celle du « racisme systémique » issu de la guerre de Sécession, totalement étrangers, l’un comme l’autre, à l’histoire du continent européen.

Mais peu importe les faits et les contextes, « aux yeux mêmes des postmodernistes, toute « vérité » est relative : tout est vrai, rien n’est vrai (car « construite » de main d’homme). »

 

Demandez les nouvelles !

Les universitaires aux cursus inventés sur mesures ont des idiots utiles. « C’est par les médias que le postmodernisme établit son emprise sur les esprits en étant son relais et en l’accentuant, en se faisant le grand-prêtre de la « bonne nouvelle », de ce qu’il faut penser, de qui il faut stigmatiser ou encenser, le journaliste adoptant l’attitude simulée du grand moraliste. »

Les journalistes français (mais aussi, de plus en plus américains) croient que leur mission n’est pas d’informer mais de juger, de moraliser, de rééduquer. Pas étonnant qu’ils s’instituent donc justiciers, puisque les procès « ne se déroulent plus dans le secret des chambres d’instruction, mais sur les plateaux de télévision, par fuites policières et judiciaires des éléments des enquêtes. » Situés du bon côté de la caméra et du micro, les journalistes possèdent « la capacité de fixer à discrétion le narratif de ce qui arrive et d’enfermer les consciences et les débats dans les mots qu’ils auront choisis. Ce sont eux  qui « fixent » la réalité. »

 

Sociologie du postmodernisme

« Tout nous suggère que le postmodernisme est la pensée des « milieux favorisés », car nombre de ses présupposés ne cadrent pas avec la conscience et la pensée des milieux défavorisés apparus ces dernières années ». Ce n’est le seul paradoxe de cette idéologie qui se veut à l’avant-garde de l’extrême-gauche, donc du prolétariat, et qui se préoccupe de la fin du monde, quand ceux qu’elle croit représenter s’angoissent de la fin du mois. « Le marxisme, comme le socialisme, sont devenus désuets dans l’ère de la globalisation. »

Ceux qui comptent aujourd’hui, le point culminant des « nouveaux milieux du pouvoir », avec l’université et les médias, ce sont GAFA, un « pouvoir aussi puissant qu’il est abstrait, ce qui permet aux élites qui le détiennent, de nier qu’elle le possèdent et de s’offrir le luxe de tenir un discours libertaire appelant à la révolte contre toute norme. »

 

À Homme nouveau, nouveau régime

Quand on se plaint du « gouvernement des juges », c’est souvent pour critiquer la judiciarisation de la politique et l’épée de Damoclès judiciaire pesant sur les acteurs politiques. Trigano situe ce pouvoir plus en amont : « l’intervention du pouvoir judiciaire dans des domaines de plus en plus vastes fixe les nouvelles normes tirées sans critique des idées du postmodernisme, comme s’il y avait là une  source fiable de vérité et de loi. »

Puisque « Au Planning (familial) sait que des hommes aussi, peuvent être enceints[1] », inutile de passer par la case Parlement pour attribuer à des nano-minorités de « nouveaux droits » correspondant à leurs désirs du moment, qui feront jurisprudence pour l’ensemble des citoyens.

Comment s’étonner, alors que « le débat politique tourne autour de slogans, de néologismes souvent peaufinés dans des agences de communication. L’activité politique elle-même est construite comme un spectacle, un trompe-l’œil qui cadre les enjeux réels. »

 

Le Tout-Puissant n’habite plus les cieux mais Bruxelles

« Pour court-circuiter l’État démocratique », explique Shmuel Trigano, « la post démocratie se recommande d’un ordre supérieur, d’une transcendance auto-constituée ou, au besoin, quand il s’agit de contrer l’autorité de l’État, d’une « communauté internationale », qui ne réunit, en fait, que les fonctionnaires des organismes internationaux, à défaut d’une véritable communauté et qui a pour finalité de supplanter le régime démocratique sur le plan de la légitimité. » Il persiste et désigne : « L’Union européenne est le sanctuaire du postmodernisme. »

 

Résumé

« Le postmodernisme est une idéologie globale qui se déploie dans les États démocratiques en temps de mondialisation, particulièrement liée au processus d’unification européenne, c’est-à-dire l’apparition d’un pouvoir de type impérial opposé à la forme nationale des États européens, un pouvoir qui s’inscrit dans les métastases du marxisme et du communisme. »

Trigano rejoint là Yoram Hazony, qui a magistralement démontré que le contraire de la nation n’était pas l’universalisme, mais l’empire[2].

Que ce soit dans un empire ou dans une république, « comment l’humain pourrait-il être l’enjeu d’une doctrine ? » s’interroge l’auteur. Sa réponse est que, après ceux du citoyen en 1789, puis de l’homme en 1948, aujourd’hui on déclare les droits du PPCD, le plus petit commun dénominateur : « Les nouveaux droits de l’homme sont conférés à ce que l’on pourrait définir comme l’infra-identité, l’identité muette, un universel par le bas, le « neutre » si sollicité par le postmodernisme. » Une conclusion logique, à défaut d’être optimiste, puisque « L’homme décliné dans son identité singulière et particulariste est aujourd’hui au centre de l’évolution de la démocratie. »

[1] Publicité du Planning familial affichée en août 2022 – https://www.liberation.fr/politique/des-hommes-aussi-peuvent-etre-enceints-le-planning-familial-cible-par-lextreme-droite-20220820_EUCUZYARTFHKZODC6VJ2BU2Y2E/

[2] https://www.amazon.fr/Vertus-du-Nationalisme-Yoram-Hazony/dp/2865533085

Écrivain, traductrice et essayiste. A publié plus d'une trentaine d'ouvrages, dont plusieurs sur les conflits du Moyen-Orient. Liliane Messika est membre du comité de rédaction de Menora.info.