Pierre-André Taguieff à la recherche de la définition perdue

À nouvelle collection, nouvelle question

Dans la nouvelle collection dirigée par Jean Szlamowicz : « Le point sur les idées » des éditions Intervalles, Pierre-André Taguieff, historien… historique de l’extrême-droite, pose une question fondamentale que, pourtant, personne avant lui, n’avait pris la peine d’investiguer sérieusement : « qui est l’extrémiste ? ».

Plutôt que de répondre que l’enfer c’est les autres, l’auteur cherche une définition.

La tâche est difficile, car ce concept découle d’autres, qui parfois l’englobent : radicalisation, extrême-droite, ultragauche, fanatisme, stigmatisation, démagogie… Ceux-là sont utilisés avec la même négligence que l’extrémisme aux contours flous : ainsi, observe-t-il que le « front républicain » montre une indulgence coupable vis-à-vis des excès antirépublicains commis par l’extrême gauche, alors que seule l’extrême-droite est reconnue comme telle.

 

L’extrémisme n’est pas un, mais pluriel

L’extrémisme est polymorphe, à commencer par le terrorisme intellectuel, qui « s’est transformé en une forme de dictature hyper-morale puisant dans l’indignation victimaire », d’où le fait que certains mots : « « fascistes, extrémistes ou réactionnaires » fonctionnent comme des insultes ou des injures qui, lancées à des infréquentables, les excluent du débat démocratique et les vouent à l’élimination, à la mort sociale. » En témoigne la banderole « Pas de place pour les fachos : la purge est ouverte ! » que Taguieff a observée dans une manif « contre l’extrême-droite, ses idées et contre le racisme ».

Personne ne se dit extrémiste : « « extrémisme » est une hétéro-désignation ». Mais l’auteur identifie ses caractéristiques, « tout d’abord par son incapacité à tolérer l’ambiguïté, l’incertitude et le désordre qu’il perçoit dans la société où il vit et, ensuite par son désir de détruire cette dernière pour construire un ordre social qui réaliserait ses rêves de clarté, d’ordre et de perfection, selon un modèle hiérarchique ou égalitaire. »

En fait, comme le disent les enfants, c’est çui qui le dit qui y est et Taguieff se dit surpris, (mais l’est-il vraiment ?) « de voir avec quelle bonne conscience les néo-antifascistes, qui dénoncent vertueusement les « discours haineux » de Zemmour, expriment publiquement leur haine totale du « fasciste Zemmour », qu’ils veulent faire disparaître de l’espace public comme si celui-ci leur appartenait de droit. »

La pureté fait partie d’un prêt-à-penser en noir et blanc, où l’extrémiste se fournit en situations nettes, sans nuances ni compromis : « Les études « à la lumière du marxisme » de l’époque stalinienne ont été remplacées par les approches « à la lumière des sciences sociales » ou des « savoirs critiques » », dont Taguieff note qu’elle se « réduisent en France à la sociologie critique de Bourdieu et de ses disciples, agrémentée d’emprunts aux dernières modes politico-intellectuelles importées des campus étatsuniens (néo-féminisme misandre mâtiné d’écologisme, ou écoféminisme, intersectionnalité, « théorie critique de la race », etc. On passe ainsi d’un dogmatisme scientiste à un autre, sous le drapeau de la critique « radicale » de la société capitaliste et patriarcale, ce révolutionnarisme sans risque des universitaires engagés à gauche. »

 

Ce qui ne serait pas sans risque…

… ce serait de traiter l’islam comme les autres religions, critiques et moqueries incluses.

Il est intellectuellement inepte, mais sécuritairement cohérent de faire le contraire, en affirmant, à chaque attentat commis au nom d’Allah, que le terrorisme n’a rien à voir avec l’islam, ce qui exige une manœuvre d’autohypnose visant à ne voir les musulmans que comme « les membres d’une minorité racisée et victimisée ». En François Hollande dans le texte, cela donne : « Nous ne devons faire aucun amalgame. Ceux qui ont commis ces actes, ces terroristes, ces illuminés, ces fanatiques, n’ont rien à voir avec la religion musulmane ».

Le président français s’estimait meilleur connaisseur de cette religion que Recep Erdogan qui, en 2007, avait déclaré : « Ces distinctions très laides et offensantes sont une insulte à notre religion. Il n’y a pas d’islam  modéré ou immodéré. L’islam est l’islam, un point c’est tout. »

En revanche, l’extrémisme n’est pas l’extrémisme, un point c’est tout : Taguieff démontre, exemples à l’appui, que l’extrémisme de droite est perçu, en France, comme une menace plus inquiétante que son clone de gauche. « Héritage toujours présent dans l’imaginaire politique, les héritiers supposés du communisme restent moins inacceptables que ceux du fascisme. »

Pierre-André Taguieff est un universitaire qui ne tombe pas, comme nombre de ses collègues, dans le déni indispensable au politiquement correct : « Dans les démocraties, … les dénonciateurs professionnels et les démagogues n’existeraient pas sans la bêtise et la crédulité de leur public. » Cela va sans dire, mais tellement mieux en le disant ! Et de préciser : « Il est plus facile pour les démagogues de fabriquer des fanatiques avec des individus stupides qu’avec des gens intelligents. » Et cela évite de se demander « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? » Depuis que Voltaire a posé cette question dans son Dictionnaire philosophique, nul n’y a répondu de façon opérante. Les armes sophistiquées dont sont pourvus les fanatiques de notre époque rendent l’incapacité de nos dirigeants bien plus néfaste qu’elle ne l’était au siècle des Lumières.

Rappelant le fanatisme père de tous les fanatismes, Taguieff remarque que le nazisme est un exemple unique d’extrémisme politique s’inspirant d’un fanatisme religieux plus ou moins fantasmé qui ait été pleinement assumé et proposé comme modèle à suivre. Cette originalité a pour corollaire l’unicité de la Shoah dont la méthode industrielle pour perpétrer un meurtre de masse est inégalée.

 

 « Illégitimation par stigmatisation et autolégitimation par différenciation »

Dans le chapitre qui porte ce titre sobrement descriptif, Taguieff observe que les thèmes révolutionnaires et socialisants se retrouvent aussi bien à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche, mais à l’inverse, que « tous les extrémismes de droite ne se définissent pas par le total rejet de la démocratie libérale et le projet de lui substituer un « ordre nouveau ». »

Les extrêmes sont dogmatiques, donc inaccessibles à la nuance et à l’analyse. Cela leur épargne la nécessité d’être, en plus, cohérents et réalistes. Il est plus facile et plus économique pour leurs dirigeants de désigner un ennemi coupable de tous les malheurs, pour coaliser contre lui toute l’agressivité des troupes, que de leur donner à appréhender des complexités économiques et sociales plus exactes.

« L’historien Stanley G. Payne a bien analysé le rôle joué par l’antifascisme sans fascisme dans les modes d’autolégitimation des gauches », si bien que « c’est en Allemagne, qui a été brièvement la patrie du fascisme le plus radical, que l’emprise de l’antifascisme est devenue la plus complète. » Taguieff en tire une jolie formule : « la pathologisation de la dissidence », qui consiste à diaboliser tout contradicteur en le traitant de fasciste. Cette méthode a le bénéfice d’étiqueter le vrai fasciste avec l’AOP d’antifasciste. AOP : appellation d’origine protégée, ne pas confondre avec l’AOC dont l’origine est contrôlée !

Le même mécanisme s’applique à l’antisémitisme qui, désormais, s’exprime à visage ouvert et en conscience immaculée, même en l’absence de Juifs, surtout en l’absence de Juifs, ce qui laisse plus d’espace à l’expansion du fantasme. L’État juif a pris la place du Juif individuel et le néo-antisémitisme (déjà majeur, puisque né en 1967) s’en donne à écœure-joie sous l’AOP d’antisionisme.

 

 

Je hais donc je suis

Parlant des « antifas », ces fascistes de gauche qui utilisent les méthodes les plus purement fascistes pour attaquer les fascistes de droite, Taguieff explique que « ce mode de construction de l’ennemi absolu, c’est-à-dire absolument haïssable, est au cœur de la vision manichéenne élaborée par les idéologues de l’Internationale communiste dans les années 1920 et 1930 ». Le XXIe siècle a fait du recyclage une valeur absolue. C’est valable aussi pour les mécanismes idéologiques, qui changent la dénomination des victimes, mais pas la méthode : on ne change de victime quand on gagne !

« Tous les « anti-ismes », ces postures idéologiques négatives, ont pour seul programme l’élimination d’un mauvais « autre » – figurable ou invisible (dit « systémique ») -, d’où … leur force de séduction (celle de toute posture radicale) auprès des minorités idéologisées. »

Un rappel du conseil donné par un proche de Staline vient à point pour armer de certitude les petits pères des peuples du fascisme contemporain et prendre conscience que « ceux qui croient devoir se défendre avec indignation d’être traités de « fascistes » sont voués à être toujours en retard d’une argumentation. » Quel conseil ? « Accusez vos adversaires de fascistes. Le temps qu’ils se justifient, vous avez tout le loisir de leur porter de nouvelles attaques. » Les exemples sont nombreux dans la politique française, mais aussi internationale : lorsque Israël se défend d’être colonialiste en apportant les preuves du contraire, les antisémites ont dégainé leur « apartheid », s’ils ne sont pas déjà arrivés au module « le sionisme est un racisme ».

« L’aveuglement est un élément nécessaire de l’existence, tant pour les individus que pour les nations. Il procure, à tous, la sécurité morale. » Celle-ci est de Leszek Kolalowski, mais sans  l’intermédiaire de Taguieff, qui l’eût lue ? Le véritable opium du peuple est bien là, qui se conforte à « chercher des informations compatibles avec leurs croyances et à ignorer celles qui ne le sont pas »… Ni Kolalowski ni Taguieff ne cite Le Monde, Libération, Télérama et L’Obs, mais on a le fait pour eux. Et on en conclut que la seule différence entre le communiste pratiquant et le complotiste, c’est que le deuxième mange à sa faim.

« L’âge de la mésentente colérique est aussi l’âge de l’indignation morale et de la dénonciation édifiante. » Tous ceux qui ont assisté au débat Royale-Sarkozy en 2007 doivent opiner du bonnet en souriant ironiquement.

 

« Rebelles contents d’eux-mêmes »

Les accusateurs, qu’ils soient « woke », « racisés » ou « antisionistes », manient  l’excommunication sans risque puisqu’ils font partie du camp du bien, celui des médias, qui tendent les micros à qui il faut et qui cadrent les caméras pour ne filmer que les enfants qui jettent des pierres, pas les djihadistes qui se cachent derrière eux.

Les certitudes qui tonnent sous le « terrorisme discursif » sont la gousse d’ail et le crucifix des wokes chasseurs de fascistes, séduits par « le grand mythe victimaire » appuyé sur des savoirs critiques substitués aux sciences sociales, des savoirs trop ontologiquement parfaits pour accepter qu’on les critique.

Ces micro-extrémismes amalgamés ont fait des partis de droite et de gauche « de simples machines électorales (qui) ne sont plus liés à des courants de pensée vivants », expliquant l’essor des leaders théâtralisés et politiquement incorrects dont « l’extrémisme, serait-il seulement verbal, s’est normalisé ».

Même le mot « démocratie » a subi des dérives au point qu’on peut se demander s’il est « le pluralisme, la séparation des pouvoirs et l’État de droit, ou bien le pouvoir du peuple, sans limite ni contrepoids, confisqué et incarné par un dictateur « révolutionnaire » à la tête de troupes d’ »insoumis ». »

Dans la seconde catégorie, Taguieff cite des systèmes autoritaires dirigés par des « hommes forts » (au nombre desquels la Turquie, le Venezuela) qui fonctionnent avec une démocratie Canada Dry. « Dès lors, l’avenir probable n’est pas à la démocratie cosmopolite, mais aux « démocratures » anticosmopolites et aux despotismes écologistes. »

 

À l’est, du nouveau… et le seul espoir viennent d’Ukraine

Paradoxalement, l’ultime espoir pourrait venir des patriotes ukrainiens, qui « a rappelé aux citoyens des nations européennes que leurs libertés étaient inséparables de l’indépendance et de la souveraineté de leurs États-nations respectifs. … C’est sur la base de l’alliance entre l’universalisme moral et le patriotisme républicain qu’en France, un projet politique mobilisateur pourrait se définir, à l’écart de toutes les tentations extrémistes… »

Mais cet État-nation n’existe-t-il pas déjà, avec pour nom Israël ? Taguieff semble l’avoir oublié, mais l’État juif, lui, n’a oublié ni la démocratie, ni l’indépendance, ni la sécurité de ses citoyens.

Et si on le prenait comme exemple au lieu de le maintenir dans son statut de bouc émissaire éternel ?

Écrivain, traductrice et essayiste. A publié plus d'une trentaine d'ouvrages, dont plusieurs sur les conflits du Moyen-Orient. Liliane Messika est membre du comité de rédaction de Menora.info.