Plagiats : antisémitisme/ islamophobie, peuple juif/ peuple palestinien

Des titres et des perspectives

Au commencement était un livre au titre alléchant : Antisémitisme & islamophobie, une histoire croisée.

Le King’s College de Londres crédite son auteur, Reza Zia-Ebrahimi, de  diplômes de l’université de Genève, de la London School of Economics et de l’université d’Oxford (St Antony’s College). Le site anglais mentionne aussi une collaboration (en tant que « Fellow ») avec le Fonds national suisse de la recherche scientifique, le Centre de l’Holocauste d’Oslo et le Leverhulme Trust. Enfin, il le décrit comme « un historien du nationalisme et de la race », du XIXe siècle à nos jours. « Son travail vise à retrouver les nombreux points de contact entre les histoires de l’antisémitisme, de l’islamophobie et des autres formes de racisme, qui ont été ignorées ou délibérément occultées.[1] »

La lectrice naïve imagine qu’un type ayant été invité à donner des « séminaires en Grande-Bretagne, en France, aux États-Unis, en Irlande, en Suède, en Norvège, en Turquie, au Liban et en Russie » doit avoir de quoi justifier ses contrats et ses émoluments… Aussi, espérant trouver dans son livre matière à réflexion, l’innocente s’est-elle précipitée pour acheter l’ouvrage sur Internet, c’est-à-dire sans avoir eu l’occasion de feuilleter avant de consommer.

Cette grave erreur lui a coûté, en aigreurs d’estomac et en frustration intellectuelle, largement plus que les 17€ imprudemment largués sur la Toile.

Dès la lecture de l’introduction, se pose de façon criante la question de l’intitulé des diplômes qu’a bien pu obtenir un « Fellow » dont le rapport à la réalité est aussi distant.

 

« On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses propres dépens »

Cette maxime du Cardinal de Retz doit être la devise de Zia-Ebrahimi, qui procède par allusions péjoratives pour disqualifier un auteur et son œuvre. L’auteur, c’est Bat Ye’or, essayiste spécialisée dans les apartheids musulmans. C’est elle qui a popularisé le concept de  dhimmitude, de l’arabe ‘dhimma’ « protection », plus précisément « protection des non musulmans en échange de taxes raciales et d’humiliations quotidiennes ».

Cette pionnière est, sous le clavier Ebrahimien, cavalièrement réduite à la seule qualité de « polémiste ». Quant à son œuvre qu’il attaque ici, c’est Eurabia, sous-titré L’axe euro-arabe[2], une étude basée sur des documents diplomatiques internationaux. Zia-Ebrahimi confronte Protocoles des Sages de Sion cet ouvrage, qu’il n’a manifestement pas lu et dans lequel il voit un « pamphlet ». L’équivalent d’un signe égal apposé entre l’Encyclopædia Universalis et Peppa Pig.

L’histoire croisée, publié en 2021, n’a rien d’original. Témoignage de l’obsession de l’auteur pour ce sujet, c’est une resucée d’un article paru en août 2018 sous un titre différent : Quand les Sages de Sion s’installent en Eurabia[3], qui fait œuvre créatrice en nommant « racialisation conspiratoire » le fait de haïr un juif parce qu’il est juif et de projeter sur lui ses propres pulsions destructrices. Bizarre, bizarre, il n’a pas dit « antisionisme » ! L’objectif des deux parutions est rigoureusement le même : boursoufler l’importance de l’islamophobie, pour en faire le substitut contemporain de l’antisémitisme, limité aux siècles précédents.

 

Grand remplacement idéologique et petites manœuvres

Les textes de Reza Zia-Ebrahimi portent sur la même comparaison entre deux mêmes livres. Le premier est Les Protocoles des sages de Sion, que l’auteur présente factuellement pour ce qu’il est : « un faux notoire prétendant être le compte rendu d’une réunion de dirigeants juifs prévoyant de prendre le contrôle de l’Europe et du monde. Ce texte est largement considéré comme étant au cœur même de l’antisémitisme moderne et comme un ingrédient essentiel du contexte idéologique de l’Holocauste. »

Cette rigueur lui permet d’engranger un crédit utile pour hameçonner des lecteurs crédules et/ou peu informés, lorsqu’il en arrive à la présentation du « pamphlet » qu’il veut falsifier : « Le second est Eurabia : The Euro-Arab Axis (2005), un pamphlet de la polémiste Bat Ye’or qui prétend avoir découvert une autre conspiration inquiétante, celle des musulmans qui complotent pour transformer l’Europe en Eurabia, une terre dystopique dans laquelle le jihad et la charia règnent et où les non-musulmans vivent dans un état de soumission. »

 

On n’additionne pas les choux et les carottes,

Zia-Ebrahimi devait avoir les oreillons le jour où l’institutrice de CP a expliqué ces fondamentaux. Du coup il ignore que ce principe de base est aussi valable pour ne pas mélanger les pamphlets et les Traités internationaux. Les « Fellows », y compris ceux à qui la carte de visite sert de passe-droit pour des approximations désinformatives, sont tenus de l’appliquer.

On ne peut être de bonne foi quand on prétend voir un « pamphlet » dans la compilation de décisions officielles de plusieurs gouvernements, attestées par des accords publiés après des réunions internationales. Le 6ème sommet arabe, réuni à Alger en novembre 1973, une invention ? Ses conclusions dispensées par Algérie Presse Service[4], un hoax ?

La « Déclaration commune des gouvernements de la Communauté économique européenne sur la situation au Proche-Orient du 6 novembre 1973 », un fantasme ? La Documentation française, qui a édité cette charte originelle de l’anti-israélisme diplomatique européen[5], une officine complotiste ?

Dans le réel, auquel le Fellow n’a pas accès, les actes des différentes réunions entre la CEE (communauté économique européenne) et la Ligue arabe, destinées à refonder les relations euro-arabes, ont abouti à la rupture des relations diplomatiques de 42 États africains avec Israël et au consentement moutonnier vis-à-vis de toutes les  exigences arabes par les principaux pays d’Europe occidentale. C’est aussi là que l’adversaire de l’État juif a, pour la première fois, été nommé « peuple palestinien[6] ».

En Histoire et en objectivité, Zia-Ebrahimi fait chou blanc. Cela ne le gêne pas pour raconter des salades : il établit une identité de nature entre le livre Eurabia, une grosse légume qui recense ces traités internationaux, et un navet, les Protocoles des Sages de Sion, paru en 1903, qui relève de compilations littéraires clairement identifiées : l’auteur d’origine est Mathieu Golovinski, employé à la fin du XIXe siècle par l’agence parisienne de la police politique impériale russe, qui avait, lui-même, plagié une satire de Maurice Joly[7], dont il avait remplacé un des protagonistes par la « Juiverie mondiale ».

Ceux qui avaient mangé cette tambouille avaient noyé leur indigestion dans la violence antisémite, dont le variant antisioniste perdure aujourd’hui. Les Protocoles et Mein Kampf sont des bestsellers dans les pays qui font de la disparition d’Israël leur horizon politique et narcissique.

 

Comment noyer la carpe farcie

La recette : prenez un peuple trimillénaire. Disséquez son histoire et découpez-en quelques tranches. Mettez-les à bouillir à feu doux. Pendant ce temps, réactualisez quelques kilos d’accusations anciennes : remplacez l’empoisonnement des puits par la diffusion d’un virus, le meurtre de petits chrétiens pour fabriquer le pain azyme avec leur sang par l’infanticide systématisé des enfants palestiniens. Mélangez le tout et distribuez-le par tous les canaux possibles.

L’astuce du chef étoilé Goebbels : glacez la surface avec des images d’enfants photogéniques et arrosez avec un coulis d’antisionisme (affiné au moins 50 ans).

Quand ça sent vraiment mauvais, c’est à point, vous pouvez servir.

 

Zia-Ebrahimi : islamophobie à toutes les sauces

Le tâcheron ne se cache pas de vouloir élever l’islamophobie au rang de pain quotidien et réduire l’antisémitisme à l’état de racisme en voie de disparition. Il applique la recette à la lettre, dissimulant 3000 ans d’une civilisation attestée par l’archéologie et l’Histoire, sous la revendication cinquantenaire d’un peuple de remplacement.

Il mélange son alouette de Troie à l’attelage de l’antisémitisme, grâce à l’identification d’une « dynamique similaire dans la représentation de leur population cible comme une race distincte et antagoniste (un processus appelé « racialisation »). »

Faut-il avoir la vue basse (et le dessein obscur) pour ne voir, entre les déclarations de la CEE et les Protocoles que « quelques différences de format », car « les deux textes présentent une dynamique discursive étonnamment similaire dans leur tentative de racialiser les juifs et les musulmans en tant qu’Autre ultime déterminé à nous détruire. Ce processus est appelé « racialisation conspiratoire ». »

L’objectif Ebrahimien vient en renfort de celui de l’antisionisme, qui consiste à créer rétroactivement l’histoire du peuple palestinien, dont chaque moment fondateur, chaque lieu saint et chaque personnage procède de l’appropriation de l’histoire juive : la renaissance de l’État juif sous la forme de sa déclaration d’indépendance, le 15 mai 1948 est son acte naissance, rebaptisé (!) Naqba, catastrophe, dont le nom rime avec Shoah. Hasard ?

Jérusalem, capitale des Rois d’Israël, abritant les vestiges du Temple de Salomon, lieu le plus sacré pour les Juifs. La Jordanie, qui l’avait annexé en 1948, leur en a interdit l’accès jusqu’en 1967. « Les premiers seront les derniers », prêchait le petit rabbin Yehoshua. Par la grâce de l’idéologie antisioniste, ce premier lieu juif est devenu le « Troisième lieu saint de l’islam », et la mosquée el-Aqsa, construite sur le Mont du Temple 50 ans après la mort de Mahomet, est montée sur le podium du premier lieu saint des Palestiniens, parce que le Prophète avait rêvé s’y être rendu.

 

Revenons à nos moutons…

En l’occurrence, le mouton Zia-Ebrahimi est un carnivore judéophage, qui utilise la méthode brevetée KGB, pour inverser bourreaux et victimes et s’armer de victimisation. Il en a déniché une commercialement prometteuse sur un site « au nom évocateur de Jihad Watch. » Son bourreau est Robert Spencer qui aurait mis en cause la réalité de l’islamophobie, la traitant de « fantasme ».

Le chevalier Zia, sans reproche, mais bardé d’une fausse peur, prend « beaucoup plus au sérieux la menace de ses admirateurs, qui comptaient entre autres Anders Breivik…[8] »

Breivik est le nouveau point Godwin. L’auteur du massacre de 2011 est en prison, où il finira ses jours. S’il ne reste qu’un seul loup solitaire à antécédents psychiatriques, il sera bien celui-là. À preuve son « manifeste », 1500 pages de délire paranoïaque. C’est à sa lecture que le goût d’Ebrahimi pour la victimitude exulte.

Dans le Top 1500 des lectures de Breivik, « le « marxisme culturel » de l’École de Francfort », voisine avec « Lukacs et Marcuse », mais pas seulement : Bat Ye’or figure en bonne place dans sa bibliographie, à côté des Évangiles et pas très loin de « Lady Gaga et Scarlett Johansson ou l’herpès génital de sa belle-mère.[9]»

Ebrahimi a la peur sélective : l’influence de Robert Spencer ou de Bat Ye’or le fait frémir, mais pas le Coran, dont un nombre considérable de sourates a inspiré des passages à l’acte avec une légitimité largement supérieure à celle de Lady Gaga ou de la fille du Nil (Bat Yeor en V.O.) : « Massacrez les mécréants jusqu’au dernier » (Coran VIII, 7), « Tuez les polythéistes partout où vous les rencontrez » (Sirah XVII, 58), «Tous les Juifs qui vous tombent entre les mains, tuez-les » (Sirah II, 58-60)  « C’est Allah qui les anéantit » (Coran, IX, 30), « Qu’ils soient tués ou crucifiés » (Coran, V, 33).

Mais ceux qui voient un lien entre Coran et islam, ou entre islam et islamisme ne sont que des islamophobes, foi d’Allah Akhbar !

 

… et surtout, rassurons le loup

On entend la plainte de Zia-Ebrahimi et on le plaint, surtout de se ridiculiser avec une telle extase. Soyons généreux, accordons-lui une circonstance atténuante : l’islamophobie n’est pas un fantasme. En 2019, on en a comptabilisé 154 manifestations, en France : 63 actes et 91 menaces[10]. Sachant que les musulmans français sont au minimum 6 millions[11], cela veut dire que 0,001% d’entre eux ont été victimes d’islamophobie active (un musulman sur cent mille) et 0,0015% de menaces (un sur cent cinquante mille).

C’est toujours ça de trop. Mais puisque l’objectif du plaignant est de comparer ce racisme avec l’antisémitisme, comparons.

Il y a, dans notre pays, de moins en moins de Juifs : de 600 000 au début du XXIe siècle, ils sont maintenant 20% de moins, sous la barre du demi-million.

Entre 2012 et 2019, douze d’entre eux ont été tués pour la seule raison qu’ils étaient juifs et, en 2019, la communauté a dû affronter 687 actes antisémites, soit près de sept fois ce qui a frappé la population 12 fois plus nombreuse des musulmans. 0,1374% de la communauté juive a été touchée, soit un Juif sur 1374.

De deux choses l’une : ou bien l’islamophobie est effectivement insignifiante, ou bien elle est le danger le plus important de tous les attentats racistes (dont 99% ne sont pas commis au nom de Scarlet Johansson ou de l’herpès génital). Mais dans ce cas, comment qualifier l’antisémitisme ?

Les États-Unis, qui ont eu leur lot de terrorisme, sont appelés « le grand Satan » dans la Oumma, la communauté des vrais croyants. Pourtant, les chiffres, là aussi, vont à l’encontre des idées hautes : l’islamophobie devrait, logiquement, se traduire par une interdiction de l’islam, ou une gêne à le pratiquer. Or, si à la veille du 11 septembre 2001, il y avait 1200 mosquées sur le sol américain, vingt ans plus tard, leur nombre a presque triplé[12].

NB : s’il y a divergence entre les chiffres et le préjugé, toujours choisir le préjugé et nier les chiffres.

 

Le promoteur de Palestine über Alles n’instruit qu’à charge contre l’Histoire. La rigueur et le réel sont ses ennemis. C’est pourquoi il délégitime les auteurs rigoureux, en particulier Bat Ye’or, qui s’appuie sur les documents authentiques et qui source chacune de ses affirmations.

 

Cela donne sérieusement envie de connaître le point de vue de l’historienne, une fois digéré le délire du polémiste.

Voir l’interview de Bat Ye’or, fille du Nil, alias Juive d’Égypte.

 

 

[1] https://www.kcl.ac.uk/people/reza-zia-ebrahimi

[2] https://www.amazon.fr/Eurabia-Laxe-euro-arabe-Bat-Yeor/dp/2865531899

[3] https://kclpure.kcl.ac.uk/portal/en/publications/when-the-elders-of-zion-relocated-to-eurabia(a7b5707f-eed2-4cf6-9568-a35db586bdf8).html

[4] https://en.calameo.com/books/000781596968fbc31acaf

[5]https://www.cvce.eu/obj/declaration_commune_des_gouvernements_de_la_cee_6_novembre_1973-fr-a08b36bc-6d29-475c-aadb-0f71c59dbc3e.html

[6] Reconnaissance des « droits légitimes des Palestiniens », condamnation d’Israël par « l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force » et « nécessité pour Israël de mettre fin à l’occupation territoriale qu’elle maintient depuis le conflit de 1967. »  Le sommet européen tenu d’urgence à Copenhague le 16 décembre 1973, à l’initiative de la France, développe la Déclaration du 6 novembre en identifiant « l’identité européenne » avec la mise en œuvre d’« une politique globale de coopération » avec les pays du bassin méditerranéen et les pays du Proche Orient, dont découlera le Dialogue euro-arabe, que Bat Ye’or a appelé Eurabia.

[7] Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ouvrage satirique de Maurice Joly (1864)

[8] Antisémitisme & islamophobie, une histoire croisée, éditons Amsterdam, page 14.

[9] https://www.causeur.fr/ce-que-lisait-breivik-12871

[10] https://www.bladi.net/france-actes-racistes-xenophobes,64084.html

[11] https://www.pewforum.org/2017/11/29/europes-growing-muslim-population/

[12] https://slate.com/human-interest/2021/09/september-11-new-mosques-islam-ground-zero.html

Écrivain, traductrice et essayiste. A publié plus d'une trentaine d'ouvrages, dont plusieurs sur les conflits du Moyen-Orient. Liliane Messika est membre du comité de rédaction de Menora.info.