La toponymie juive des médias français – La théologie de substitution et ses manifestations contemporaines.

Il a été beaucoup dit et écrit, sur les pages mêmes de Menora et ailleurs, sur la construction du narratif anti-juif en France. Ce dispositif rhétorique ne se présente évidemment pas comme une construction anti-juive, ni même comme un discours antisioniste assumé, il se cache sous un certain nombre de masques discursifs, dont le caractère varie en fonction des types et des genres du discours.

Pour comprendre les mécanismes historiques et idéologiques qui sous-tendent le dispositif aujourd’hui anti-israélien et propalestinien, il faut rappeler très rapidement l’arrière-plan de ce conditionnement conceptuel et culturel de la mentalité européenne.

 

  1. La substitution : théologie, conditionnement, mentalité.

L’un des moyens les plus efficaces de ce dispositif consiste à appliquer le procédé de substitution, qui a montré son efficacité depuis le fondement du christianisme. La théorie de la substitution, qui fut à ses débuts une véritable théologie de substitution (désignée par un terme savant « supercessionnisme »), est profondément ancrée dans les pratiques culturelles et discursives de l’Occident chrétien et laïque. Selon cette théologie, le christianisme s’est substitué au judaïsme en concluant une abolition de l’alliance de Dieu avec le peuple juif et en instaurant une nouvelle alliance. Les premiers jalons de cette théologie sont posés par Saint Pierre dans son épître aux Galates[1]

« Avant la venue de cette foi, nous étions enfermés sous la garde de la loi, réservés à la foi qui devait se révéler. Ainsi la loi nous servit-elle de pédagogue jusqu’au Christ, pour que nous obtenions de la foi notre justification. Maintenant la foi venue, nous ne sommes plus sous un pédagogue. Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en le Christ Jésus. Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous êtes tous un en Jésus-Christ. Mais si vous appartenez au Christ, vous êtes donc la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse ».

L’exégèse catholique et séculière habituelle de ce passage prétend que c’est le début de la critique de la singularité du judaïsme et de l’appel à quitter cette singularité, pour devenir universaliste. Mais c’est autre chose qui est en jeu ici : c’est la destitution métaphysique, historique et politique de ce que Shmuel Trigano appelle « un sujet juif » (voir son analyse dans  Controverses n°1[2]). Paul construit un discours identitaire, où la nouvelle identité de la nouvelle religion doit prendre la place de l’identité juive. Paul propose de forger une nouvelle identité universelle, qui remplacera l’ancienne (Nouvel Israël) et laissera les Juifs renvoyés à leur particularité et à leur singularité. La chute de l’ancien Israël assurera la montée du Nouvel Israël. Si les Juifs veulent rejoindre le nouvel Israël, ils doivent abandonner leur identité et se convertir. Le Nouvel Israël (universel) naît des ruines de l’ancien Israël.

L’idée de la substitution,  comme celle que nous observons aujourd’hui : que les Juifs israéliens sont les nazis et les Palestiniens sont « les  Juifs d’aujourd’hui », semble venir du christianisme.

Cette idée de remplacement a un potentiel génocidaire du point de vue juif, puisqu’elle est basée sur la question de l’identité (l’identité juive doit être détruite). Elle est existentielle pour le christianisme. Ce remplacement est la base de sa raison d’être[3].

L’idéologie paulinienne a guidé les enseignements de l’église chrétienne en Occident pendant 20 siècles. Un éminent historien français, Jules Isaac, dans son livre L’enseignement du mépris montre, à partir d’un corpus considérable de textes, comment cette idéologie de la substitution a été enseignée pendant des siècles, jusqu’à la révolution dite de Vatican II (après le deuxième concile du Vatican).

Plus tard, d’autres éléments ont été ajoutés à cette doctrine par les Pères de l’Église, comme Saint Justin[4], Saint Augustin, Origène, dont certains sont célèbres pour leur antijudaïsme enragé : c’est l’idée du péché originel des Juifs – la crucifixion du Christ. Et de la punition divine pour ces crimes : la dispersion, la dépossession de la terre et l’exil.

« Les juifs qui ont fait tuer Jésus et qui n’ont pas voulu croire en lui, ont été chassés de leur pays et dispersés par tous les pays. » (Saint Augustin, La Cité de Dieu)

Saint Justin a également invectivé les enseignants juifs en disant qu’ils trompaient les gens par leur fausse interprétation des Écritures.

« En effet, vous n’êtes ni sages ni intelligents, mais vifs et rusés, sages seulement pour faire le mal, mais incapables de connaître la volonté cachée de Dieu ou l’alliance fidèle du Seigneur, ou de trouver les chemins éternels. » (Dialogues avec Trypho).

Nous retrouverons la même accusation quelques siècles plus tard dans le Coran[5]

Ces exemples illustrent le thème du remplacement : l’Église, en tant que nouvel Israël, remplace le judaïsme. Ils donnent également une explication théologique de l’origine divine à l’expulsion des Juifs. L’expulsion est symbolique (l’abolition de l’ancienne Loi) et physique (de leur terre). La Judée et Israël sont les lieux de valeur historique, symbolique, culturelle et religieuse pour les Juifs. Ce n’est pas seulement le lieu des ancêtres, royaume historique, mais aussi le lieu de la présence divine symbolisée par le Mont du Temple à Jérusalem. L’expulsion des Juifs de ces lieux est d’abord leur retrait de l’espace symbolique, l’espace que le christianisme et plus tard l’Islam ont décidé d’occuper. Ce n’est pas une coïncidence si les musulmans ont décidé de construire la mosquée du Dôme d’or (Kubbat As-Sakhra) et la mosquée Al Aqsa sur les ruines du Temple, bien qu’aucune d’entre elles n’ait jamais été mentionnée dans le Coran.

Ces discours anti-juifs chargent la terre d’une valeur symbolique qui provient de sa valeur symbolique pour les Juifs. Les Juifs ont été déchargés de leur place, de leur identité par le discours théologique. De la même manière, ils sont déchargés de leur terre dont la valeur symbolique est revendiquée d’abord par les chrétiens puis par les musulmans – tous ceux qui désirent occuper le lieu originel[6].

Ce qu’on appelle aujourd’hui Palestine (nom donné à la Judée et à Israël par l’empereur Adrien afin d’effacer toute réminiscence de la présence juive, en 135 de notre ère, après la destruction de la ville) apparaît comme le territoire interdit aux Juifs. Cette idée véhiculée par le christianisme à travers 20 siècles est un paramètre d’un conditionnement culturel et identitaire de l’Europe. On peut même dire que l’antisionisme occidental précède le sionisme de 17 siècles.

Cette théologie pénètre un espace séculaire en Europe. Voici un exemple d’un manuel de catéchisme de 1947, enseigné à la génération de nos parents.

« Après la crucifixion, le châtiment des Juifs n’a pas attendu. 36 ans après la mort du sauveur, Titus s’empare de Jérusalem. Les Juifs ont été dispersés à travers le monde et n’ont jamais pu reformer une nation. Ils ont erré partout, considérés comme une race maudite, objet du mépris des autres peuples […][7] »

Ainsi, les Juifs ont été expulsés de leur terre parce qu’ils devaient payer pour le martyre du Christ. Cela signifie que la place qu’a prise le christianisme est celle qui repose sur la victime souffrante martyrisée par les Juifs. Cette victime est aussi un réceptacle investi par la puissance divine, qui conduit les autres nations à mépriser et haïr le peuple déicide. La haine des juifs devient ainsi une obligation morale.

 

  1. Comment cela marche dans les médias

Ce principe de substitution est omniprésent dans les médias français, tant au niveau macro (dans la constitution du narratif anti-juif) qu’au niveau micro (par exemple dans la substitution des toponymes juifs par d’autres toponymes : avec une large préférence pour les dénominations arabes, mais aussi dans les structures syntaxiques, comme nous verrons ci-dessous).

En 2018, une énorme production médiatique a évoqué un massacre planifié de la population civile innocente. (Voir par exemple l’Union juive française pour la paix)[8] :

 

Gaza, un nouveau massacre d’Innocents (sic !)

Depuis le 30 mars et jusqu’au 15 mai, date de la proclamation de l’indépendance d’Israël, les Palestiniens de Gaza marchent vers le Mur qui les sépare de leur terre perçue. Cette marche non violente et sans armes nous rappelle les deux fondements de la situation palestinienne : l’expulsion et l’expropriation, en réclamant la fin de l’apartheid et le droit au retour des réfugiés.

Le 1 avril 2018 – Par la Campagne BDS France

(https://www.ujfp.org/spip.php?article6297&lang=fr)

On voit dès le titre, le procédé de substitution qui renvoie aux sources bibliques du « massacre des innocents », sauf que l’emploi de l’article indéfini n’est pas innocent, lui.

Il y a une différence sémantique entre « le massacre des innocents » et « un massacre d’innocents »

Le massacre des innocents décrit une situation particulière, où les innocents juifs ont été massacrés (par pharaon ou par Hérode).

Un massacre d’innocents renvoie à un type de massacre. Le syntagme rajoute au titre la signification antijuive encore plus appuyée : les juifs commettent des massacres, il s’agit d’un nouveau type de massacre qui vise tous les innocents qui ne sont pas encore connus. Ce détail est pratiquement imperceptible à la première lecture, mais il s’agit ici d’une micro-substitution qui crée un macro-effet de manipulation langagière.

 

La mise en récit du conflit implique des rôles prédéfinis. Ces rôles sont : Victime et Persécuteur. On peut voir la répétition et l’activation de l’inversion chrétienne et l’enrichissement du récit construit par les médias, mais aussi inscrit dans le paysage émotionnel et culturel de l’Occident : les Palestiniens représentent la victime absolue dans un récit européen et les Israéliens le persécuteur absolu. Comme le dit Daniel Dayan[9], le story-telling ordinaire des médias français a construit un énorme tableau sacrificiel avec une dimension religieuse évidente. Où la figure des Palestiniens est celle de Jésus et les Juifs jouent le rôle qu’ils ont toujours eu dans la tradition chrétienne : il ne s’agit pas d’informer sur la souffrance réelle des Palestiniens, mais de leur conférer un statut sacré, suscitant ainsi de nouvelles formes de compassion. Ce statut sacré de peuple-martyr donne au récit une fibre chrétienne, alors que les destinataires de ces discours sont agnostiques ou athées.

Si les Juifs sont tués en Israël, c’est parce qu’ils ne sont pas à leur place, implicitement le cas des meurtres est un cas juste. Parmi de nombreux moyens de montrer que les Juifs ne sont pas à leur place, deux surtout sont significatifs : la substitution des noms (révisionnisme historique) et l’occultation de leur présence (effacement d’un peuple)

 

Étude des cas :

La substitution est souvent accompagnée par un autre procédé rhétorique : l’occultation. Les médias français sont très friands de ces procédés, souvent assurés par des universitaires, « experts ». Il existe une émission spéciale sur France Inter pour les Juniors (France Juniors 8-12 ans), où des experts sont invités à expliquer différents aspects de la réalité. Le 9 avril 2019, un certain Jean-Paul Chagnollaud, professeur de sciences politiques a été invité à parler aux adolescents de « ce qui se passe à Gaza ». Les enfants lui ont demandé « où est cet Israël et où est la Palestine ». Il répondit que la Palestine était un pays qui occupe 26000 km près de la Méditerranée et qui a des frontières avec le Liban, la Syrie et l’Égypte. Puis il ajouta que c’est en Palestine que se trouvent les lieux sacrés que tout le monde connaît comme Jérusalem et Bethléem. Impossible de savoir quel est la référence de « tout le monde » et de quels lieux saints il s’agit. Comme les lieux saints juifs ne se trouvent pas en Palestine[10], ils sont simplement occultés, comme l’est l’existence d’Israël (qui occupe les 26 000km2 en question) par ce professeur connu pour son antisionisme. Aucune mention de Har Habeit, (Mont du temple), du Mur Occidental du temple (fût-il appelé le Mur des Lamentations) n’est faite. S’adressant à la jeunesse sur la radio nationale, ce procédé exemplaire de la stratégie officielle éducative et médiatique signe l’effacement des Juifs et d’Israël de la carte du monde.

Georges-Elia Sarfati remarquait en 2002 :

 

« La vulgate judéophobe –antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme, s’enracine avant tout, malgré la conscience que les sujets en ont, dans les « évidences » du langage »[11].

 

Voici quelques exemples médiatiques qui permettent de voir clairement comment s’opère la substitution et l’inversion qui en découle.

  1. L’article du Monde[12] ci-dessous prétend expliquer au lecteur les origines du terme « Naqba », forgé par un intellectuel syrien, Constantin Zureiq, pour parler de la guerre de l’Indépendance.

 

« La Nakba a déstabilisé le Proche-Orient tout entier, implantant en son cœur un État perçu par les Arabes comme un prolongement du colonialisme occidental, et plongeant ceux-ci dans une culture du ressentiment et de la revanche. Un état d’esprit dont les régimes militaires, apparus dans le sillage de la défaite de 1948, ont su habilement profiter pour confisquer le pouvoir à leur profit. Zureiq, qui attribuait à cette crise une dimension civilisationnelle, appelle dans son livre à y répondre par une révolution rationaliste, un tournant modernisateur, l’unification des États arabes et l’adoption de la laïcité, ce qui l’a amené à poser les fondements du nationalisme arabe. […]L’Université américaine, qu’il présida dans les années 1950, servit de creuset à cette idéologie incarnée par le leader égyptien Gamal Abdel Nasser. L’inventeur de la Nakba fut notamment le mentor de Georges Habache, un ex-étudiant palestinien en médecine de l’AUB, dont la famille avait été expulsée de Lydda (ville du centre d’Israël, connu aujourd’hui sous le nom de Lod) en 1948, et avec qui il fonda le Mouvement des nationalistes arabes, ancêtre du Front populaire de libération de la Palestine, un parti de gauche, toujours actif dans les territoires occupés ».

J’ai mis en gras les termes dont on peut démontrer la manipulation journalistique. Le terme « Naqba » utilisé par Zureiq ne visait pas tant Israël, mais plutôt l’état de délitement du monde arabe plongé dans le sommeil médiéval. Le journaliste du Monde fait fi de l’usage originel, en « oubliant » soudainement qu’il s’agit de décrire le concept et non pas la réalité. Il sort du domaine discursif et conceptuel pour utiliser ce terme, dont il prétendait discuter la pertinence à la place de la guerre de l’Indépendance d’Israël. Naqba est utilisé sans guillemets, comme un signe linguistique référent à un événement concret :

– « la Naqba a déstabilisé le Proche Orient ».

Et se trahit plus loin en reconnaissant qu’il s’agit d’une invention

-« l’inventeur de la Naqba ».

L’article continue avec une citation d’un écrivain libanais connu pour son soutien inconditionnel à l’OLP, Elias Khoury, qui reprend le concept à son compte en expliquant que Choureiq n’était pas conscient du fait que la « Naqba » est un « processus » qui comprend « la confiscation des terres ». La défaite humiliante des armées arabes par la jeune armée israélienne est ainsi présentée comme « une injustice congénitale […] attachée à l’existence même d’Israël qui, pour se constituer, aurait dépossédé de sa terre un peuple innocent afin de prendre sa place. D’agresseurs, les Palestiniens deviennent des victimes. Et l’extermination d’autrui devient pitié et compassion pour soi-même »[13]. La Naqba remplace et abolit la Shoah dans ce récit. La Naqba est le nom de la substitution arabo-musulmane qui provient des mêmes racines chrétiennes que le Nouvel Israël paulinien.

Mais ce n’est pas tout. Le journaliste rappelle soigneusement que la ville Lod dont la famille de G. Habache fut expulsée, s’appelait Lydda (connu aujourd’hui comme Lod).  Cette petite parenthèse qui se veut un supplément d’information historique est une pierre de plus dans l’édifice de désinformation servie à petites doses. Lod est le nom juif biblique originel de la ville en question. Lydda est le nom grec (Λύδδα) donné à la ville par les envahisseurs. Lod est une des villes les plus anciennes de Judée-Samarie. Le livre des Chroniques indique la tribu de Benjamin comme fondatrice.

« Fils d’Elpaal ; Eber, Misheam et Shemed : c’est lui qui bâtit Ono et Lud avec ses dépendances »[14]

יב וּבְנֵי אֶלְפַּעַל, עֵבֶר וּמִשְׁעָם וָשָׁמֶד; הוּא בָּנָה אֶת-אוֹנוֹ, וְאֶת-לֹד וּבְנֹתֶיהָ.

( דברי הימים א ח’)

Appelée Diospolis pendant l’époque byzantin, Lod est mentionnée sous le nom Lydda dans le Nouveau Testament. Même si la famille Habbache a été expulsée de Lydda, qui a gardé son nom grec pour effacer les traces juives, la ville n’est pas connue aujourd’hui comme Lod, mais elle est connue comme telle depuis les premières mentions hébraïques. L’adverbe « aujourd’hui » joue ici un double rôle : celui d’occultation historique et celui de substitution. Tout se passe comme si les Juifs étaient venus à Lydda et l’avaient renommée après en avoir expulsé les Arabes. Alors que le processus historique a été l’inverse.

 

Le même journaliste aurait-il écrit que le tsar russe, Nicolaï II fut tué à Leningrad aujourd’hui connue comme Saint-Petersbourg ? La question reste posée.

 

Mais nous ne sommes pas au bout du révisionnisme historique. « Un parti de gauche toujours actif dans les territoires occupés » est un syntagme intéressant. « Le parti de gauche » octroie une aura de vertu à une organisation terroriste placée sur la liste officielle des organisations terroristes par les USA et le Canada, et même par l’Union Européenne. Mais qu’à cela ne tienne, Le Monde omet ce menu détail en mettant l’accent sur les « territoires occupés ». Le langage de substitution est pleinement à l’œuvre. Seulement, l’article  « oublie » de préciser que ces territoires où officie le FNLP sont occupés par l’Autonomie Palestinienne et cela depuis les accords d’Oslo. La substitution, l’inversion et l’occultation vont ici de pair. Rappelons (inlassablement) les faits :

Conformément au principe uti possidetis, les frontières de cet État étaient celles de la Palestine mandataire décidées par la SDN en 1920 lors de la conférence de San Remo. En 1948, l’État d’Israël reconnu par l’ONU (successeur de la SDN) a été immédiatement envahi par ses voisins arabes. La Jordanie a annexé une partie de Jérusalem et de la Judée-Samarie (d’où le nom de Cisjordanie qu’elle a gardé au détriment du nom d’origine qu’elle portait jusqu’à l’annexion par la Jordanie en 1948). L’annexion a duré jusqu’à la victoire d’Israël en 1967. Les 19 années d’annexion par la Jordanie ne changent rien légalement. La ligne verte de 1949 n’est pas une frontière, c’est une ligne de démarcation. D’ailleurs, l’accord israélo-jordanien de 1994 ne mettait pas en cause les frontières de la Palestine mandataire.

Ce qui est appelé communément dans les médias « frontières de 1967 » ne sont pas les frontières du point de vue légal. Lorsque la Jordanie a signé les accords de pays avec Israël en 1994, les références ont été faites aux frontières de la Palestine mandataires et à rien d’autre.

Il s’agit ici de manipuler l’information de façon constante afin de s’assurer la maîtrise de l’opinion que Le Monde façonne depuis des décennies.

 

L’esplanade des mosquées

Le 8 octobre 2015, l’AFP écrit dans une dépêche : « Accès limité à l’esplanade des Mosquées après de nouvelles agressions » (AFP, 08/10/ 2015. Le même titre apparaît un jour plus tard dans La Croix, La dépêche  etc.) Le 7 mai 2021, on trouve à peu près le même article dans Le Monde[15] « Des heurts entre  Palestiniens et policiers israéliens font plus de 180 blessés ». Ce dernier article se termine ainsi :

« Sur l’esplanade des Mosquées – appelée mont du Temple par les Juifs –, les heurts ont opposé des fidèles palestiniens aux policiers israéliens qui gardent l’accès de ce troisième lieu saint de l’islam.

Parler de l’espace géo-politique si tendu, proposer au lecteur un article qui expliquerait l’histoire de cette parcelle de terre et sa signification symbolique risquerait de discréditer la construction informationnelle de l’AFP. Que peut comprendre le lecteur lambda à qui s’adressent les journalistes du Monde ? Serait-ce violer la sensibilité des lecteurs non-juifs, musulmans, catholiques ou laïques que de rappeler aux uns ou de faire savoir aux autres que ce que les médias appellent depuis 1967 « l’esplanade des mosquées » est aussi appelé « le mont du Temple » non pas seulement par les Juifs, mais par les chrétiens, les athées et les païens. Et que c’est le site sur lequel se trouvait le temple de Jérusalem détruit, pour la deuxième fois dans l’histoire, par l’empereur Titus en 70 AD. C’est le lieu le plus vénéré pour les juifs croyants du Monde entier. Jérusalem ayant été conquis par les Arabes en 637, deux mosquées y furent construites sur l’emplacement de l’ancien temple juif. La seule et unique mention d’une mosquée nommée « lointaine » (la plus tardive des deux) apparaît dans le Coran Sourate 17 (Al-Isra Le voyage nocturne), mais l’interprétation selon laquelle il s’agirait de Jérusalem est bien plus tardive et sujette à contestation vigoureuses par plusieurs théologiens musulmans.

Le mot « Jérusalem » n’apparaît jamais dans le Coran. L’attachement de l’Islam à Jérusalem est le résultat d’une tradition bien plus tardive, basée sur les hadiths postérieurs à la vie de Mohammed.

Cette mosquée est le troisième lieu sacré pour les musulmans, et le Mont du Temple sur laquelle elle est bâtie est le premier lieu sacré du judaïsme. Or, lorsque l’on lit l’article, l’importance de ce lieu hautement chargé d’émotions et de mémoire pour les Juifs n’est mentionnée qu’à demi-mot. Occultant cette information,  le journal laisse le lecteur en proie à sa juste colère contre les Juifs, dont la présence sur ce lieu serait à elle seule une manifestation d’intolérance anti-islamique.

Shimon HaTzadik

On apprend également du même article

Dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est aussi, une centaine de Palestiniens sont de nouveau descendus dans la rue, mais la police les a dispersés à coups de grenades assourdissantes, ont constaté des journalistes de l’Agence France-Presse (AFP).

La dénomination Cheikh Jarrah dans ce récit est trompeuse. Elle recouvre deux localités différentes. Ce quartier est historiquement juif. La tombe de Shimon HaTzadik et les terres adjacentes ont été achetées par le conseil communautaire sépharade en 1875. En 1890, la communauté juive sépharade a construit dans la zone située au nord du site, sur la pente au-dessus de la zone de Shimon HaTzadik, 6 maisons pour les personnes ayant des difficultés économiques, connues sous le nom de « בתי הקדש שמעון הצדיק (fr. hospice Shimon Hatzadik) Pendant cette période, les gens ont commencé à construire des maisons privées dans la zone et le reste a été converti en terres agricoles et en site de récolte d’olives. Pendant la guerre d’Indépendance de 1947-1949, les résidents du quartier Shimon HaTzadik ont subi les attaques des résidents de Cheikh Jarrah. Après la guerre israélo-arabe de 1948, ce village s’est retrouvé bordant la zone de no man’s land entre Jérusalem-Est sous contrôle jordanien et Jérusalem-Ouest sous contrôle israélien. Le 7 janvier 1948, trois Juifs ont été assassinés et d’autres personnes blessées par des bandes arabes[16] à Shimon HaTzadik. Le 11 février 1948, les Britanniques ont ordonné aux résidents des quartiers « Shimon HaTzadik » et « Nahalat Shimon » (localité appartenant aux Juifs) de quitter leurs maisons, craignant pour leur vie. En fait, Shimon HaTzdik et Cheikh Jarrah sont deux localités différentes adjacentes, que les journalistes de l’AFP transforment en terre palestinienne occupée par idéologie alliée à la paresse intellectuelle.

Ce discours, qui ne présente systématiquement qu’un seul point de vue, est donc également un discours de propagande. La propagande délibérée, consciente et meurtrière dont les résultats se voient en France depuis 2003.

 

 

 

[1] Épitre aux Galates, p.1371, La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’École Biblique de Jérusalem. , éd. du cerf, 1955.

[2] « La ‘question juive’ du retour à Paul. La politique de l’Empire » http://www.controverses.fr/articles/numero1/trigano11.htm

[3] Pour la discussion détaillée et nuancée voir Sh. Trigano, L’E(xc)lu. Entre Juifs et chrétiens, Paris, Denoël, 2003. Voir également Judaïsme et christianisme, entre affrontement et reconnaissance. (Trigano, Gisel, Banon dir.) Paris, Bayard, 2005.

[4] Voir The Jewish Quarterly Review « Justin Martyr » par Ben Zion Bosker. New Series, Vol. 64, No. 3 (Jan., 1974), pp. 204-211 (8 pages). Jules Isaak, L’enseignement du mépris Paris, Grasset, 1962.

[5] Voir Sibony, D. « Approche psychologique de l’antisionisme », in Le sionisme face à ses détracteurs (Trigano dir.), Paris, Raphaël, 2003.

[6] Voir à ce propos Daniel Sibony, Les trois monothéismes , Paris, Seuil, 1977.

[7] Jules Isaac, p.42-43, Grasset (reprise de Fasquelle 1960, 1962)

[8] L’analyse du fonctionnement de ce mouvement a été amorcé par Pierre Lurçat dans son ouvrage Les mythes fondateurs de l’antisémitisme contemporain,  L’éléphant, Jérusalem, 2021, 96-103, voir également Elhanan Yakira,  Post-sionisme, post Shoah, PUF, Paris, 2010.

[9]

[10] Voir à ce propos l’article de J. Szlamowicz ici-même,  dans le dossier du mois

[11] Sarfati, G.-E. , « L’idéologie antisioniste : une déconstruction », in Sionisme face à ses détracteurs, 2003, Paris, Raphaël, p. 113

[12] https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/05/15/il-y-a-soixante-dix-ans-l-invention-de-la-nakba_5298947_3218.html

[13] Trigano, Sh. « Les trois âges du mythe de la naqba » https://perditions-ideologiques.com/2019/10/14/les-trois-ages-du-mythe-de-la-naqba-une-deconstruction/

[14] Chroniques, Bible de Jérusalem, p.371

[15] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/07/manifestations-a-jerusalem-est-deux-palestiniens-tues-par-des-policiers-israeliens-au-cours-de-violents-heurts_6079547_3210.html

[16] https://www.nli.org.il/he/newspapers/dav/1948/01/08/01/article/5/?e=——-he-20–1–img-txIN%7ctxTI————–1

Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris III. Elle s’intéresse particulièrement à la construction et au fonctionnement des discours médiatiques, aux idéologies que ces discours véhiculent ainsi qu'à la manière dont se présentent les procédés argumentatifs dans les discours de propagande. Elle co-dirige l'axe "Nouvelles radicalités" au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l'Antisémitisme (RRA).