« Chez les sionistes religieux, les valeurs nationalistes l’emportent sur les valeurs religieuses »

Chercheur associé à l’Institut pour la Démocratie Israélienne et chroniqueur au Makor Rishon, Yaïr Sheleg étudie la société sioniste religieuse. Il observe son processus d’intégration croissante dans toutes les composantes de la société israélienne, mais aussi ce qui maintient sa cohésion.

Propos recueillis par Pascale Zonszain

Menora.info : Quelle est l’influence du monde religieux sioniste sur la société israélienne ?

Yaïr Sheleg : C’est un secteur dont l’influence est supérieure à son poids démographique, environ 15% de la population. On le voit particulièrement dans l’armée. Cette semaine a eu lieu la cérémonie de fin de cours d’officiers. Près de 50% d’entre eux sont issus du milieu sioniste religieux, autrement dit plus de trois fois plus que leur représentation dans la population. Cela vient de l’éducation religieuse sioniste, qui est marquée par un idéalisme très fort et qui incite les jeunes à s’engager dans tout ce qui relève du service public, avec la conscience d’une mission. Même si les religieux sionistes choisissent aussi de travailler dans le secteur privé, beaucoup optent par exemple pour le secteur judiciaire. Ils y sont de plus en plus nombreux, même aux postes les plus élevés, comme Avichaï Mandelblit, le Conseiller Juridique du Gouvernement, ou jusqu’à récemment Shaï Nitzan, le Procureur Général, même s’il ne porte pas toujours la kippa. Il y a aussi des religieux sionistes qui ont occupé, ou qui occupent des fonctions telles que la direction générale de la police, avec Roni Alsheikh, ou celle des services de sécurité intérieure, le Shin Beth, avec Yoram Cohen, ou actuellement le patron du Mossad, Yossi Cohen, un religieux qui ne porte pas la kippa. Si les sionistes religieux sont nombreux dans la fonction publique, il ne faut pas y voir une influence organisée, mais plutôt individuelle. En revanche, là où l’influence est collective, c’est dans le domaine du peuplement de la Judée Samarie. Ce projet n’aurait pas vu le jour sans le sionisme religieux. Après la guerre des Six Jours, le peuplement des Territoires par des non religieux était peu important. Le parti Travailliste avait créé quelques implantations, mais rien de comparable à ce qui a été accompli par les religieux, qui se sont installés au cœur de la Judée Samarie. Et cela a eu une énorme influence, qu’on la considère positive ou négative, sur la société israélienne. Les implications touchent aux relations diplomatiques d’Israël, à la nature du projet sioniste. C’est certainement là que l’on trouve la plus grande influence du sionisme religieux depuis la guerre des Six Jours. Cela en dit long sur la détermination, la constance de la direction du sionisme religieux.

Quelle place ou quel poids ont les séfarades et plus globalement les Juifs orientaux dans le sionisme religieux ?

C’est une question sensible et même douloureuse. On peut évaluer peut-être à plus de la moitié le nombre de Juifs orientaux dans la population religieuse sioniste ou qui se définit comme telle. En revanche, ce qui est clair, c’est que leur présence publique est largement inférieure à leur poids démographique. Même si le Parti National Religieux a eu plusieurs dirigeants orientaux, tels qu’Itzhak Levy, Avner Shaki ou aujourd’hui Rafi Peretz, ceux qui dominent sont les ashkénazes.

Pourquoi ces disparités ?

Il est difficile de répondre à cette question. Je dirais qu’elles découlent de plusieurs facteurs. D’abord, le sionisme religieux est un secteur très ancien dans la société israélienne. Et comme dans tous les secteurs anciens, ce sont les ashkénazes qui dominent, parce qu’ils en ont été les fondateurs. Cela s’est vérifié aussi au parti Travailliste et même au Likoud. D’ailleurs jusqu’à aujourd’hui, bien qu’une large partie de l’électorat du Likoud soit d’origine orientale, le parti conservateur n’a toujours pas eu de dirigeant oriental, alors que les Travaillistes en ont déjà eu plusieurs.  Il y a une sorte de plafond de verre pour le public oriental, dans tous les mouvements qui ne sont pas conçus dès le départ comme des mouvements séfarades. Pour le parti Shass, il est clair qu’il s’adresse au public orthodoxe séfarade. Mais pour les mouvements qui s’adressent à l’ensemble de la société, sans considération sectorielle, la direction reste majoritairement ashkénaze, à quelques exceptions près. Et puis il faut rappeler que le Parti National Religieux, non seulement fondé par des ashkénazes, a été jusqu’aux années 70 le partenaire politique du parti Travailliste dans toutes les coalitions. Et les Travaillistes de cette époque, considéraient le public séfarade et oriental, comme un groupe dont il fallait « relever le niveau ». Et leur vision de l’identité israélienne à forger, devait être d’abord ashkénaze, à leur image. Le fameux  « melting-pot » de Ben-Gourion était d’abord celui de l’élite ashkénaze. Ce rapport aux orientaux a aussi influencé la direction sioniste religieuse.

C’est donc une discrimination extérieure ?

Je pense aussi que dans une certaine mesure, ce sont les séfarades eux-mêmes qui s’imposent ce plafond de verre. Comme si l’image que l’on a donnée d’eux, prétendument moins formés à évoluer dans l’arène internationale, à s’adapter à la culture occidentale, limitaient leur capacité. Ce qui n’a aucune justification si l’on songe que par exemple, à l’Afrique du Nord, où les Juifs étaient bien plus exposés à la culture politique occidentale française. A moins aussi que les Juifs orientaux se sentent suffisamment intégrés pour ne pas éprouver le besoin d’avoir un leader sectoriel et préfèrent élire le candidat qui leur semble le plus apte, sans considération d’origine. Cela mériterait en effet une étude plus approfondie.

Comment évolue le monde sioniste religieux ?

Le sionisme religieux, bien qu’imprégné de valeurs étatistes, a d’abord cherché à promouvoir ses intérêts sectoriels spécifiques, face aux mouvements qui rejetaient ou marginalisaient ceux qui n’étaient pas comme eux. La première génération du sionisme religieux a aussi cherché à introduire un peu de « yiddischkeit » dans une société laïque. Elle a poussé à des législations sur le Shabbat, le mariage religieux, etc. On pourrait d’ailleurs parler d’un traumatisme fondateur, qui influe jusqu’à aujourd’hui sur le sionisme religieux : celui d’un complexe de marginalité. Durant les premières décennies du sionisme pré-étatique, les religieux sionistes se sentaient tenus à l’écart, perçus comme une survivance anachronique de l’exil de diaspora. Ce qui les plaçait dans la même catégorie que les ultra-orthodoxes. La génération suivante a marqué la rupture en se fixant pour objectif la direction de l’Etat. Et cela s’est exprimé à grande échelle avec le mouvement de peuplement de la Judée Samarie, mais aussi dans tous les lieux d’influence, l’armée, les médias, la justice, etc.

C’est de là que s’est opérée l’évolution politique ?

Oui. C’est celle de la génération du Gush Emunim (Bloc de la Foi), née en Israël, qui considère ses dirigeants de la génération précédente, comme trop timorés. Elle veut prendre une place centrale dans le projet sioniste. Et dans le même temps répondre aux harédim, qui l’accusent de compromis avec le judaïsme. C’est ce qui a donné naissance à ce que nous appelons aujourd’hui les « h’ardalim » (harédim nationalistes), qui sont à la fois très sionistes et très religieux. Ils veulent prouver qu’ils peuvent être meilleurs sionistes que les laïcs et meilleurs religieux que les harédim. Si tous les membres du Gush Emunim ne sont pas des « h’ardalim », ceux-ci ont une influence considérable, comme les anciens élèves de la yéchiva Merkaz Harav. C’est ce qui caractérise la droitisation du sionisme religieux.

Où se situe la génération actuelle ?

Si l’on considère ce qui se passe depuis le milieu des années 90, on voit que l’évolution des sionistes religieux suit celle des sphères d’influence. Ils vont donc s’orienter vers la culture, les arts, la littérature, dont les vedettes sont plus admirées que les politiques ou les militaires. Et avec ce rapprochement et cette immersion dans la culture, va s’amorcer une évolution du point de vue religieux. L’orthodoxie religieuse n’est plus perçue comme le seul modèle. Et l’on voit apparaitre par exemple le féminisme religieux, qui se renforce au fil des années, avec la prière, l’étude pour les femmes et aussi leur volonté d’accéder à des fonctions rabbiniques. Même si ce courant n’est pas majoritaire, son influence est en hausse constante. C’est ce qui caractérise une nouvelle « élite » religieuse sioniste, plus libérale, plus féministe, plus ouverte à l’art et à la culture, plus critique aussi à l’égard de l’establishment religieux. En revanche, et c’est intéressant, cela n’a eu quasiment aucune influence sur le positionnement politique du sionisme religieux, qui n’est pas pour autant parti vers la gauche. Dans une étude que nous avons réalisée il y a quelques années à l’Institut pour la Démocratie Israélienne, nous avons constaté que ce sont les valeurs nationalistes et non les valeurs religieuses qui sont dominantes dans le secteur religieux sioniste. S’il y a bien un pluralisme des pratiques religieuses, le positionnement politique lui,  reste unitaire : entre 80 et 85% des sionistes religieux se définissent de droite. Le reste est au centre et la gauche est quasi-inexistante.

Comment expliquez-vous ce maintien politique à droite ?

Il est à rechercher dans le traumatisme fondateur que j’ai mentionné. Ce sentiment d’être identifié aux harédim, au judaïsme de l’exil, a généré par réaction chez les sionistes religieux une sorte d’ethos viril, dans le sens activiste. Cela se traduit donc par une orientation politique nationaliste, de droite. Car c’est ce qui avait permis au sionisme religieux de sortir de la marginalité, où personne ne veut retourner. Naftali Bennett [leader du parti Yamina, ancien dirigeant du Foyer Juif, NDLR] en est un exemple typique. Il a reçu une éducation religieuse, mais n’a pas étudié en yéchiva, il a abandonné un temps le port de la kippa, a fait carrière dans le high-tech avant d’entrer en politique. Et cela ne l’a pas empêché de devenir un leader du sionisme religieux, face à tous les rabbins, car il avait un positionnement de droite fort.

A ce propos, comment expliquez-vous le poids politique du sionisme religieux dans la droite israélienne et la faiblesse de son parti sectoriel ?

Cela s’explique par le paradoxe de l’éducation religieuse sioniste. Elle encourage tellement à l’intégration dans la société israélienne, jusqu’à ses postes de commandement, qu’elle a éloigné le public religieux sioniste d’un parti qui soit seulement sectoriel. La faiblesse du parti du Foyer Juif est en quelque sorte la rançon du succès de ce système. Et le parti de droite qui attire le plus de suffrages religieux sionistes est donc le Likoud, qui a d’ailleurs des députés et des ministres appartenant au sionisme religieux. Cela a si bien fonctionné que cela a fini par mettre en péril l’existence même du parti sectoriel.  Or, le sionisme religieux a besoin de continuer à influer par exemple sur le monde rabbinique ou les affectations de rabbins municipaux, car cela se décide au niveau politique. Pour les mêmes raisons, il a besoin de maintenir les budgets de son système éducatif. En outre, il y a la crainte que le Likoud ne soit pas assez proche de son idéologie politique et il lui faut donc un parti qui puisse faire pression sur sa droite. Pourtant, les sionistes religieux se sentent suffisamment surs d’eux pour ne plus avoir autant besoin d’une représentation partisane spécifique. Certains pensent même que si leur statut était menacé, les députés de leur camp, élus d’autres partis, et en particulier au Likoud, prendraient alors les choses en main pour défendre leurs intérêts sectoriels. C’est la suite du processus d’intégration des sionistes religieux dans la société israélienne.

 

 

Chercheur associé au IDI, l'Institut pour la Démocratie Israélienne et chroniqueur au journal Makor Rishon. Spécialiste du monde religieux sioniste.