IHRA, Controverse sur un barrage douteux contre l’antisémitisme

Il y a deux décennies un antisémitisme vibrant et rajeuni a quitté l’univers du souvenir de la Shoah et des rituels de commémoration pour faire un vibrant retour dans les centre-ville et les banlieues du Vieux continent. Il s’est imposé sur l’agenda des affaires en cours de nombreux États. Au point qu’il leur a fallu se le remettre en mémoire, et même chausser de nouvelles lunettes pour en préciser les derniers contours. C’est ainsi que marchant sur des œufs, entre la sécurité des Juifs qu’il fallait renforcer et les musulmans arabo-africains qu’il ne fallait pas stigmatiser, une définition dite « opérationnelle » ou « de travail » de l’antisémitisme a vu le jour. Elle prenait prudemment en compte la délicate question du lien entre antisionisme et antisémitisme au centre de la vague de violences contre les Juifs qui déferlait sur l’Europe dès le déclenchement de la seconde Intifada en septembre 2000 à Jérusalem. Sa première version a été élaborée dans le cadre intergouvernemental européen, ce qui lui a donné un poids particulier. La version actuelle a été à nouveau validée dans un cadre intergouvernemental, mais élargi cette fois à des pays d’Amérique et d’Asie. Elle a été adoptée à ce jour par 31 pays.

Ces définitions obtenues par consensus après des années de travaux d’experts ont provoqué en retour une pluie de critiques et de dénonciations venant d’intellectuels généralement très sensibles à « la cause palestinienne », juifs pour nombre d’entre eux. Allant plus avant, certains ont élaboré des contre-définitions en bonne et due forme, en guise d’alternative pour les États et les organismes nationaux et internationaux. La dernière mouture de ces tentatives est la « Déclaration de Jérusalem » de mars 2021[1], une resucée pale et très hargneuse des travaux plus solides de Nexus Task Force,[2] un groupe universitaire juif de Caroline du sud. Au centre du litige, la remarquable synthèse de Natan Sharansky sur l’antisémitisme qui imprègne pour une part essentielle[3] l’antisionisme à travers « trois D », la délégitimation d’Israël, la diabolisation et le double standard. L’effort conceptuel de l’ancien refuznik venait en réaction à l’hallucinante conférence de Durban contre le racisme réunie quelques jours avant la fatidique 2ème Intifada, où l’on hurlait au nom de l’antiracisme qu’« Hitler n’a pas fini le travail ».

L’existence d’une définition de l’antisémitisme de bonne qualité, commune à de nombreux États, peut aider à identifier, faire connaitre et combattre l’antisémitisme. Mais a-t-elle suffi après des années, à l’élaboration de stratégies efficaces de protection des diasporas contre les menées antijuives ? Est-elle parvenue à répandre une vision plus équilibrée d’Israël et de ses politiques ? A-t-elle contribué à intimider ses adversaires ? Certainement pas. Élucider les causes de cet échec persistant exige sans doute de mettre en question les hypothèses de départ des deux définitions quasi officielles qui se sont succédées.

L’émergence d’une définition harmonisée de l’antisémitisme

Il faut bien comprendre le contexte de ce nouveau front dans la guerre idéologique qui sévit depuis deux décennies autour du conflit israélo-palestinien. Comme on l’a rappelé, septembre 2000 a été le point de départ de l’explosion d’un racisme antijuif inattendu à la conférence de Durban et d’une déferlante antisémite en Europe. Les États, la France en particulier, ont commencé par nier les faits. Lionel Jospin avait obtenu le silence de la presse et du CRIF sur 500 actes antisémites (aussi bien des agressions sur les personnes que des incendies de synagogues), pour ne pas disait-il « jeter de l’huile sur le feu ». Mais l’ampleur du phénomène, sa dynamique dévorante et son périmètre continental ont contraint les États de l’Union européenne à réagir. Il fut décidé de réunir et d’analyser les données disponibles pour prendre la mesure de ce qui se passait et définir des politiques permettant de reprendre le contrôle de la situation.

C’était l’EUMC[4], l’organisme chargé des droits humains dans l’Union qui en avait été chargé. Après avoir fourni en première urgence, dès 2002, un rapport sur « l’islamophobie depuis le 11 septembre », il a publié en 2004 un document volumineux intitulé Les manifestations de l’antisémitisme dans l’Union européenne 2002-2003[5] Lors de la collecte des données les experts s’étaient heurtés à la question de la différenciation entre ce qui était acte antisémite de ce qui ne l’était pas car relevant par exemple de la délinquance ordinaire, du trouble de la personnalité ou autre. C’est pourquoi, en concomitance avec le rapport, une première définition officielle de l’antisémitisme avait été élaborée la même année, sous le nom de Working Definition of Antisemitism[6] et confirmée à la conférence de l’OSCE[7] de Cordoue en 2006. Le principal rédacteur en était l’expert Kenneth S. Stern, un avocat américain membre de l’American Jewish Congress, particulièrement sourcilleux sur le respect de la liberté d’expression.

Par la suite, au-delà du cadre européen, des définitions inspirées de celle de l’EUMC fleurirent au Canada, et aux États-Unis en 2010 sous l’égide du Département d’État. Un peu plus tard, les définitions des différents pays étaient harmonisée dans le cadre d’un organisme intergouvernemental comptant aujourd’hui 35 États membres et 9 États observateurs, l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, (IHRA)[8]. C’est son texte[9], publié le 26 mai 2016, qui fait l’objet des polémiques les plus récentes. On y trouve une définition de l’antisémitisme comme perception des Juifs conduisant à « des manifestations rhétoriques et physiques » et 11 exemples en guise d’illustration.

Quand on manipule le qualificatif d’antisémitisme, on prend grand soin de ne pas se tromper. Malgré le temps qui passe, les crimes du nazisme contre les Juifs font toujours de l’antisémitisme un signe particulièrement infamant. C’est pourquoi les accusations d’opinions ou de crimes antisémites doivent être prudentes et circonstanciées. C’est pourquoi la définition de l’IHRA n’est pas juridiquement contraignante, laissant les décisions et les sanctions à discrétion des législations nationales. C’est pourquoi il est spécifié si clairement dans le texte de l’IHRA que « critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. » C’est pourquoi enfin ceux qui tirent les ficelles en amont de la poussée antisémite de l’époque, ont mobilisé leurs alliés et leurs idiots utiles idéologiques pour brouiller les cartes et éviter à tout prix d’être publiquement affublés du signe déshonorant, du moins en Occident.

Les bénéfices de la définition de l’IHRA

La définition de l’IHRA a l’immense qualité d’être concise, claire, et de ne pas faire silence sur l’antisémitisme antisioniste, l’éléphant rose dans le salon qui frappe Israël d’abord parce qu’il existe, mais aussi pour sa culture, ses options démocratiques, ses succès, etc. Elle présente aussi l’avantage de faire a peu près consensus en Occident au niveau des États, puisqu’elle émane d’un important organisme intergouvernemental. De ce fait elle est utile dans un certain combat contre l’antisémitisme.

C’est un guide pour identifier plus surement les actes antisémites (actes contre des Juifs parce que juifs ou contre leurs biens);

Sa transposition dans les différents pays est facilitée parce qu’elle ne crée pas de nouveaux délits et parce qu’elle n’est pas contraignante ;

Elle peut être un moyen d’élever la qualité des connaissances dispensées dans les formations des magistrats et des policiers.

Elle peut permettre d’établir sur des bases objectives si la circonstance aggravante doit être retenue pour certains crimes et délits.

Le revers de la médaille, c’est que n’étant pas contraignante, la définition de l’IRHA peut se réduire à l’affichage d’une respectabilité injustifiée surtout de la part d’ONG antiracistes.

La critique de la définition de l’IHRA

Dès sa publication on l’a dit, la définition de l’IRHA a fait l’objet de polémiques dans les milieux politiques et intellectuels car elle introduisait en Occident l’idée peu familière qu’il existait un antisémitisme arabo-musulman et qu’il était actif en Europe. Cela ne convenait pas à beaucoup de politiciens désireux de préserver l’alliance arabe si précieuse lors des deux chocs pétroliers. Et les intellectuels avaient du mal à accepter de leur coté que l’Arabe, l’archétype de la victime, puisse être affublé du signe infamant.

Ainsi en mars 2017, la Russie, sensible vents du monde arabo-musulman, avait bloqué la mise en œuvre du document de l’IHRA par les 57 pays de l’OSCE. En réponse, une résolution non contraignante du parlement de l’Union européenne appelait quelques mois plus tard les États membres à adopter et à appliquer la nouvelle définition. Et les divergences entre États se doublaient de furieuses controverses à l’université et dans la presse sur les bienfaits et les méfaits de la démarche.[10]

Idem en France, où suite au vote d’adoption de l’assemblée nationale en février 2021 à une courte majorité, la mairie EELV de Mme Jeanne Barseghian à Strasbourg votait contre le texte un mois plus tard. Lors du même conseil municipal, elle consentait une subvention de 2,5 millions d’€ pour la construction de la mosquée Eyyûb Sultan affiliée à Millî Görüs, une variante turque des Frères musulmans[11].

En fait, si la critique de la définition de l’IRHA a suscité de la passion, le reproche se résume à un petit nombre d’arguments de fond :

  1. La définition dissocie l’antisémitisme des autres formes de racisme, établissant une hiérarchie entre les victimes ;
  2. Elle empêche la critique des politiques israéliennes du point de vue des droits de l’homme, et étouffe la voix des Palestiniens ;
  3. Elle interfère dans les débats au sein des universités conduisant à l’annulation ou à la censure d’évènements programmés ;
  4. Elle amalgame l’antisémitisme et la critique d’Israël ;
  5. Elle donne à Israël un poids démesuré dans le sujet puisqu’il est mentionné dans 7 illustrations sur 11 ;
  6. Elle limite en général la liberté d’expression.

Al Jazeera raffine la dialectique en soutenant, malgré les nombreux démentis des intéressés, que les 11 illustrations ne font pas partie de la définition, et qu’elles n’ont été ni soumises au vote ni adoptées lors de la réunion de Bucarest en mai 2016[12]

Quelques observations permettent d’évaluer la validité de ces critiques :

Argument 1 Si l’antisémitisme est bien une forme de racisme, son traitement spécifique n’est pas une lubie, il a été imposé par la réalité de terrain. Ce sont les Juifs, leurs synagogues, leurs écoles, leurs enfants, qui ont subi en Europe et en particulier en France, un taux d’agressions sans équivalent depuis le nazisme. Ils étaient les cibles unique de la vague de violences verbales et physiques qui transposait alors le conflit israélo-palestinien en terre européenne ;

Argument 2 Comme elle l’édicte elle-même, la définition ne conteste aucunement que quiconque, Palestinien ou autre, n’est pas antisémite s’il critique Israël comme on critiquerait tout autre État ;

Arguments 3 et 6 La liberté d’expression est encadrée par la loi dans quasiment tous les pays du monde. En France la loi Gayssot défère au pénal le racisme et les discriminations. La liberté d’expression n’est pas la liberté de diffamer ni de véhiculer des doctrines aux antipodes de la démocratie, que ce soit à l’université ou ailleurs ;

Arguments 4 Ce n’est pas la définition de l’IHRA qui amalgame l’antisémitisme et la critique d’Israël, ce sont les contempteurs d’Israël qui fabriquent cet amalgame. Quand à Durban, face à Israël, on se donne pour mission de terminer le travail de Hitler, quand on affirme qu’Israël se comporte avec les Palestiniens comme naguère les nazis avec les Juifs, quand on prétend que les soldats israéliens crachent sur les Palestiniens pour leur faire attraper la Covid19, quand on chante dans les rues de Paris, « Khaïbar, Khaïbar, l’armée de Mohammad arrive » en référence à une victoire antique contre une oasis juive, que fait-on si ce n’est farcir d’antisémitisme la critique d’Israël ?

Argument 5 Il est faux de prétendre que le texte de l’IHRA se soucie plus d’Israël que des Juifs, en pointant que 7 des 11 illustrations de la définition le mentionnent. Seules 3 d’entre elles traitent exclusivement d’Israël, considérant comme antisémites les formules « Israël est une entreprise raciste », « l’emploi de deux poids deux mesures à Israël est légitime », et « la politique d’Israël est comparable à celle des nazis ». Quatre illustrations renvoient aux Juifs en général indépendamment d’Israël et les 4 dernières concernent aussi les Juifs et seulement par extension Israël (par exemple l’accusation de pratiquer des sacrifices humains).

La critique substitutive de la définition de l’IHRA

Des groupes d’intellectuels à dominante juive plus ou moins autonomes les uns des autres, critiques déterminés de la définition de l’IHRA, ont proposé depuis 2020 des définitions concurrentes à des fins de substitution. Cette activisme de plume répond à l’institutionnalisation progressive de la définition harmonisée, reconnue par des États et des organismes de plus en plus nombreux et importants. Il était urgent pour eux d’allumer des contrefeux.

Trois définitions substitutives ont été élaborées à notre connaissance.

1- La première, qui date de 2020, est un très bref document  « woke » de l’organisation canadienne Independent Jewish Voices. Il est sans intérêt car il prétend que tous les racismes fusionnent et frappent les mêmes victimes, l’antisémitisme disparaissant dans la fusion imaginée ;

2- La seconde définition substitutive est consignée dans la Déclaration de Jérusalem du 25 mars 2021. Elle est rédigée par un groupe d’intellectuels et de vétérans internationaux de l’antisionisme qui disent vouloir « répondre à la définition de l’IHRA ». Selon eux, leur texte offre rien moins  « [qu’]une solution de rechange à la définition de l’IHRA. Les institutions ayant déjà adopté la définition de l’IHRA peuvent s’appuyer sur notre texte pour l’interpréter. »

Ce qui fait la différence de ces intellectuels, c’est l’autocongratulation. Ils fondent leur argumentaire sur leur nombre, leurs titres universitaires et leurs compétences scientifiques supposées. Dans le même esprit marketing, leur papier affiche le nom prestigieux de la ville trois fois sainte, à des fins évidentes de visibilité. Sur le même terrain, ils ont le culot de proposer la substitution de leur document à la définition de l’IHRA, alors que la définition de la Mémoire de l’Holocauste est le produit de plus d’une décennie de travaux et de débats mettant en présence experts et responsables politiques internationaux.

En tout état de cause la montagne aura accouché d’un presque copié-collé, en plus précieux, plus retors et plus acide, des travaux du Nexus Tast Force abordés plus loin. L’astuce consiste à énumérer cinq « exemples ne relevant pas a priori de l’antisémitisme. » Il faut comprendre qu’ils sont quand même susceptibles d’en être, mais on ne sait pas pourquoi ni à quel moment. Les cinq exemples (pompeusement baptisés lignes directrices) sont en fait un condensé du système d’accusation de la propagande palestinienne la plus basique : injustice, absence de droits, inégalité avec les Juifs, politique d’Israël en Cisjordanie, à Gaza, etc. Pourquoi pas ?

Mais le dérapage n’est pas loin avec les exemples suivants. « Il n’est pas antisémite de mettre en exergue la discrimination raciale systématique en Israël » ni d’établir des parallèles avec la « colonisation de peuplement ou l’apartheid ». Les mesures BDS seraient « des formes répandues et non violentes de lutte politique ». Enfin « les critiques que certains pourraient considérer comme excessives ou litigieuses, ou comme étant l’application d’une démarche du type ‘’deux poids deux mesures’’ ne sont pas intrinsèquement antisémites. » Derrière ces remarques qui édulcorent la réalité de façon mensongère, il y a les accusations inventées des campagnes mondiales de diabolisation d’Israël. Il y a un mouvement BDS qui inscrit l’élimination d’Israël dans son programme et qui fait la chasse à la parole juives et aux professeurs et étudiants tièdes dans les couloirs des campus anglo-saxons. ll y a le lynchage évité de peu de cette ambassadrice israélienne à Londres, Tzipi Hotovely, qui sortait d’une conférence à la London School of Economics. Il y a le consentement à une discrimination spécifique envers l’État juif soumis par le deux poids deux mesures à ce qui n’est qu’un déni de l’égalité juridique entre les États.

D’ailleurs la Déclaration de Jérusalem va encore plus loin quand elle compatit avec « la manifestation des sentiments et de l’émotion qu’une Palestinienne ou un Palestinien peuvent ressentir à cause de ce que l’État d’Israël leur fait subir. » Autant dire qu’elle délivre un permis de tuer dans l’impunité à tous les terroristes « moralement affectés » par l’existence d’Israël.

Globalement la démarche de cette Déclaration n’est pas de combattre l’antisémitisme mais de le masquer. Elle ouvre une voie royale aux discours racistes permanents des Palestiniens et de leurs soutiens contre les juifs, israéliens ou pas, et d’un même mouvement elle les exonère de toute qualification antisémite.

3- La dernière définition substitutive, la plus travaillée, est celle du Nexus Task Force de l’université de Caroline du sud, qui outre le texte synthétique du 16 mars 2021[13] a produit un document d’étape[14] et un livre blanc.

Le Nexus document se pose en « jonction entre l’antisémitisme et Israël dans la politique américaine ». Il tente de fournir un guide pour les décideurs politiques et les responsables communautaires, et pour cela il veut aider à « comprendre ce qui est antisémite et ce qui ne l’est pas par rapport à Israël. » Suit une énumération intéressante de « ce qui est antisémite » en neuf points et cinq alinéa et de « ce qui n’est pas antisémite » en quatre points.

De nombreux points du chapitre « ce qui est antisémite » décrivent avec pertinence la prégnance de l’antisémitisme dans l’antisionisme (le refus fait aux Juifs de se définir comme peuple, le refus du droit à l’autodétermination, l’utilisation de normes spécifiques, …).

Mais le second chapitre en quatre points, « ce qui n’est pas antisémite », est sérieusement contestable.

  • Le premier point qui stipule la libre critique du sionisme et des politiques d’Israël rejoint le consensus, mais à condition de récuser l’usage des doubles normes ;
  • Le second point refuse la qualification d’antisémite ou d’illégitime à toute critique d’Israël « litigieuse, stridente ou dure » même si elle porte sur la période de sa création. Sur le principe cette affirmation est recevable. Mais en pratique on ne peut éviter de pointer les conséquences concrètes d’une telle critique, a deux doigts de l’incitation. Où peuvent mener des critiques « dures », massivement répandues dans le monde entier à longueur d’années si ce n’est de décennies, radicalisées dans le terreau des antisémitismes culturels occidentaux et orientaux ? C’est comme manipuler un briquet dans une poudrière. Comment éviter que l’escalade de sentiments de haine conduisent inéluctablement à des violences antisémite de tous ordres ? Ce qui n’est pas antisémite dans un salon peut le devenir sur la planète terre.
  • Le troisième point évoque l’opposition non-antisémite au sionisme (une banalité) pour déboucher sur « l’expérience personnelle ou nationale d’une personne… affectée négativement par la création de l’État d’Israël… [dont] les motivations et attitudes.. ne constitueraient pas nécessairement un comportement antisémite. » Il faudrait préciser de quels comportements et attitudes il s’agit. Innocenter par principe les actes des personnes « affectées négativement », donc sous le coup d’une émotion négative envers Israël, est un pur délire. Les exemples de passage à l’acte au prétexte de l’émotion sont innombrables. Quand en 2012 Mohamed Merah assassine en France un père de famille et ses deux enfants de 3 et 6 ans ainsi qu’une fillette de 8 ans, tous juifs, pour dit-il « venger les enfants palestiniens » n’est-il pas sous le coup d’une émotion négative à la vue d’enfants juifs bien vivants ? Ses meurtres doivent-ils être lavés de tout antisémitisme ?
  • Bizarrement, le quatrième point de « ce qui n’est pas antisémite » est en contradiction flagrante avec la caractérisation précédente comme antisémite « [de] traiter Israël … en utilisant des normes différentes de celles appliquées aux autres pays. » Cette fois-ci, le discours change : « traiter Israël différemment des autres pays… n’est pas de prime abord une preuve d’antisémitisme … il existe de nombreuses raisons… de traiter Israël différemment… parce qu’Israël a une relation spéciale avec les États-Unis et reçoit 4 milliards de dollars d’aide américaine. » Voila une parfaite pirouette rhétorique. L’aide des États-Unis à Israël justifierait une traitement inégal et discriminatoire. N’est-ce pas un parfait exemple de double normes, un procédé antisémite ? Concrètement, qu’en est-il de « relation spéciale » du  Conseil des droits de l’homme de l’ONU avec Israël quand il lui réserve, seul pays au monde, un point 7 permanent de son ordre du jour pour examiner ses manquements envers les Palestiniens. Et qu’en est-il de la « relation spéciale » de cette instance qui consacre à Israël seul 41% de ses condamnations pour violation des droits de l’homme depuis 2006 (en 2020, 17 résolutions ciblaient Israël, contre 6 pour le reste du monde) ?

Il faut souligner que la démarche des contre-définitions est en quasi totalité une démarche juive. Ce sont des intellectuels juifs issus de la diaspora qui n’ont pas supporté qu’on puisse porter atteinte à la probité morale des ennemis d’Israël et identifier leur antisémitisme, en particulier quand ces ennemis sont des musulmans du Moyen-Orient ou d’Europe. Bien que très minoritaires, ces Juifs activiste savent susciter les appuis qui donnent à leur voix une portée injustifiée.

Un bilan instructif

Plus de deux décennies après le basculement de septembre 2000, Fiamma Nirenstein a fait un tour d’horizon de l’impact de la définition de l’IHRA sur ce qu’elle nomme « l’antisémitisme institutionnel »[15] Les États et les autres structure internationales ont-ils une politique générale en cohérence avec l’adoption de la fameuse définition ? Deux succès sont à mettre à leur crédit : son utilisation contre le mouvement BDS dans plusieurs pays, dont certains États des États-Unis, et le renversement du gouvernement Corbyn au Royaume uni. Par contre, la définition n’a eu aucun effet sur ce que Nerenstein nomme « la persécution institutionnelle d’Israël ». Au nom de la liberté d’expression, les discours antisémites visant Israël n’ont jamais été entravés, ils ont plutôt été repris à leur compte par de grandes autorités morales et de très hauts responsables politiques de tous les continents. La nazification d’Israël, la négation de sa souveraineté et la négation du risque existentiel que lui fait courir l’Iran, émanant d’hommes d’État comme Barack Obama par exemple, démontrent de facto, un abandon général de la définition de l’IHRA. Sur une cinquantaine de pages, Fiamma Nerenstein en donne une illustration accablante.

Le bilan est moins sévère pour l’antisémitisme qui frappe les diasporas, mais il est quand grave et les perspectives ne sont nulle part encourageantes, que ce soit d’un coté ou de l’autre de l’Atlantique. Dans le cas de la France, en deux décennies entre 10 et 20% des famille juives ont quitté le pays, une proportion considérable a migré de ses quartiers ou arrondissements d’origine pour des endroits plus sûrs, à distance de l’immigration arabo-africaine influencée par les musulmans radicaux. Les enfants juifs sont désormais absents des établissement scolaires publics dans des dizaines de « zones sensibles » et la shoah de moins en moins enseignée.

Retour critique sur les définitions de l’antisémitisme

Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?

Comme la mouture de l’EUMC, celle de l’IHRA définit l’antisémitisme (et l’antisionisme antisémite) comme des perceptions (croyances, préjugés, hostilité, haine) qui conduisent à des actes de nature rhétorique (de l’injure à la diffamation, du discours au réquisitoire) et physique (les violences et les atteintes aux biens).

Cette approche a l’inconvénient de se focaliser sur le moment, sur le surgissement spectaculaire de l’acte (injures, accusations, violences). Et quand on se focalise sur le moment, on se focalise aussi sur le commettant et sa psychologie. C’est le meilleur moyen de ne pas voir le dessous des cartes ou de le masquer.

Il ne faut pas être un grand clerc pour saisir que la plupart du temps l’antisémitisme en paroles ou en actes, découle d’une intention, d’objectifs, et d’un plan rationnel dont il n’est qu’un outil. La psychologie n’a pas grand-chose à y voir. Hitler était motivé par le pouvoir personnel absolu, et son outil majeur était l’antisémitisme dont il a usé avec une habileté diabolique. L’antisémitisme-outil est la règle, et on ne peut pas comprendre les situations concrètes si on ne retrace pas jusqu’en amont toute la chaine des décideurs et des décisions qui ont conduit au moment-spectacle. L’imam qui a accompagné la démarche de Kobili Traoré dans son projet rédempteur d’assassinat de Sarah Halimi approuvait un meurtre qui rabattait l’arrogance des Juifs et répandait la terreur dans leurs rangs, sa pierre à l’édifice du pouvoir en germe des Croyants.

On objectera qu’il existe un antisémitisme de situation, ou d’atmosphère, qui provoque le passage à l’acte d’individus qui ont reçu préjugés et hostilité dans le lait de la mère. Et que les perceptions de ces individus peuvent conduire à tous les discours et à toutes les violences. Ce n’est que partiellement vrai. Les perceptions ne sont pas invariantes, elles sont ajustables selon l’objectif retenu. Il a toujours été important pour les manipulateurs d’entretenir les préjugés et l’hostilité potentielle qui pourraint se tasser avec le temps ou l’âge qui vient. Fiamma Nerenstein cite Lénine sur la propagande en 1907 : « La formulation est calculée pour provoquer chez le lecteur, la haine, le dégoût, le mépris. La formulation doit être calculée non pas pour convaincre mais pour détruire, non pas pour corriger l’erreur de l’adversaire, mais pour anéantir son organisation et la rayer de la surface de la terre. »

« L’atmosphère », les préjugés, la haine, cela se construit, cela s’entretient, cela se règle. Aujourd’hui dans le monde entier, de nombreux musulmans reçoivent outre le lait de leur mère, celui de leur imam, celui des media, celui des réseaux sociaux. C’est pour cela que le volume des actes antisémites est fonction du volume des messages propres à exciter les foules ciblées. Ce volume est indexé sur les phases d’intensification des affrontements sur les théâtres de Jérusalem, Jenine ou de Gaza par exemple. C’est un art d’opportunité.

La virus antisémite mutant n’existe pas. on trouve des conjonctions variables de projets antisémites. On a parlé à tort d’islamo-gauchisme. Il existe en fait une stratégie d’incitation de l’immigration européenne par les chefs palestiniens pour provoquer des pressions des États occidentaux sur Israël. Faire peser un risque d’émeute, ou d’attentats, s’en prendre aux enfants juifs ou à des synagogues, est une façon commode d’obtenir des déclarations tonitruantes de l’État sur « l’emploi proportionné de la force », le « ciblage des civils par les Israéliens » etc. Les foyers d’incitation ne sont d’ailleurs pas nécessairement localisés dans les pays cibles.

Il y a à coté de cette stratégie et indépendamment d’elle d’autres stratégies comme celle de politiciens de gauche en quête désespérée d’assise électorale qui lorgnent sur le vote des grosses minorités musulmanes (depuis la lettre Pascal Boniface et les recommandations Terra Nova). Pour l’obtenir les suffrages, ils afficheront une hostilité perverse contre Israël, des formules assassines, des messages compréhensifs pour les forfaits de « la jeunesse discriminée », des dénonciations de l’islamophobie et un respect affecté pour l’islam. Les deux stratégies ne se recoupent que fugacement sur des marges étriquées.

On peut conclure de ces brèves observations quelques remarques pour Israël et pour les diasporas en Europe

En tant qu’État Israël est entré dans le monde des monstres froids, des rapports de force brutaux, des intérêts impitoyables. Herzl doit fréquenter Machiavel, de Gaulle et l’ayatollah Khamenei. Mais ce monde est aussi celui des rencontres de haut niveau, des alliances stratégiques et des échanges de tous ordres, technologiques, scientifiques, commerciaux, artistiques, qui sont autant de bienfaits collectifs. Toutes les définitions de l’IRHA, toutes les promesses fondées sur la morale, la justice, le respect des engagements, l’amitié ne sont que vertus dormitives. Israël sait que l’Iran cible électivement sa judéité pour propulser son influence dans le monde sunnite, pousser ses objectifs d’hégémonie régionale et rêver de leadership chiite sur le monde musulman. Aussi sa seule chance de pérennité, c’est de se tourner vers lui-même, d’analyser ses faiblesses et ses divisions, d’affermir son socle moral, de cultiver ses domaines d’excellence, et sur cette base de passer les bonnes alliances.

Pour les diasporas européennes, l’horizon est assez préoccupant. Un pays comme la France reçoit sans sourciller des apports substantiels de populations parmi les plus violemment antisémites du monde. Ces flux s’agrègent à la minorité musulmane d’origine immigrée pour constituer une entité démographique considérable. Les masses humaines ainsi rassemblées, de culture islamique, sont très sensibles aux messages diffusés par les foyers d’incitation internationaux relevant de la nébuleuse des Frère musulmans. Face à ces influences d’État national doit composer, à l’intérieur comme au plan international. On comprend pourquoi il s’échine non pas à traiter mais à nier l’épine antisémite moyen-orientale qu’il a dans le pied. Les résolutions de L’IHRA n’y feront rien. L’État chemine sur une ligne de crête bien étroite entre le niveau des violences antisémites qu’il faut limiter et minimiser, le refus de son autorité dans les territoires conquis de l’immigration, et les désidérata de ses obligés du monde arabo-musulman soucieux de leur ressortissants émigrés et pourvoyeurs de marchés indispensables. C’est l’érosion de la capacité des États européens à exercer leur souveraineté sur une part croissante de leur population autochtone qui rend illisible le destin des minuscules diasporas, les cibles idéales qui y demeurent encore.

[1] https://jerusalemdeclaration.org/wp-content/uploads/2021/06/2021-06-09_JDA_fr_final-version.pdf

[2] Voir The Nexus Document  https://israelandantisemitism.com/the-nexus-document/  et surtout Draft – November 22, 2020  Understanding Antisemitism at its Nexus with Israel and Zionism https://israelandantisemitism.com/understanding-antisemitism-at-its-nexus-with-israel-and-zionism-white-paper/

[3]  L’antisionisme n’est pas nécessairement antisémite. Des Juifs religieux, laïcs ou athées et des non juifs peuvent avoir leurs raisons de penser qu’un État juif n’est pas une solution, n’est pas souhaitable ou pas viable. Mais si l’antisémitisme est si prégnant dans l’antisionisme musulman, c’est que les ennemis arabes d’Israël ne pouvaient formuler leur refus du nouveau pouvoir juif que dans les catégories ethno-religieuses antisémites dont ils disposaient.

[4] European Monitoring Center on Racism and Xenophobie, un organisme de Union européenne en charge des droits humains remplacé en 2007 par l’Agence des Droits Fondamentaux

[5] https://fra.europa.eu/sites/default/files/fra_uploads/184-AS-main-report-FR.pdf

[6] https://www.bod.org.uk/wp-content/uploads/2021/01/AS-WorkingDefinition-EUMC.pdf

[7] Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe qui compte 57 états participants en Amérique du Nord, en Asie centrale et en Europe

[8] https://www.holocaustremembrance.com/about-us/permanent-office

[9]  La définition opérationnelle de l’antisémitisme utilisée par l’IHRA, définition de travail non contraignante https://www.holocaustremembrance.com/fr/resources/working-definitions-charters/la-definition-operationnelle-de-lantisemitisme-utilisee-par

[10] Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Working_Definition_of_Antisemitism

[11] Pour dissiper l’opprobre de l’opinion, la mairie EELV faisait trois semaine après une soi-disant motion contre l’antisémitisme, qui légitimait en creux l’affirmation que l’existence d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste.

[12] IHRA ‘misrepresents’ own definition of anti-Semitism https://www.aljazeera.com/news/2021/4/23/ihra-misrepresents-own-definition-of-anti-semitism-says-report

[13] The Nexus Document

[14] Draft – November 22, 2020  Understanding Antisemitism at its Nexus with Israel and Zionism

[15] Double Message, Double Standard: Institutions Abandoning the IHRA Definition of Anti-Semitism Court Danger Fiamma Nerenstein, JCPA, 11 mai 2021 https://jcpa.org/book/double-message-double-standard-institutions-abandoning-the-ihra-definition-of-anti%e2%80%91semitism-court-danger/

Ancien professeur de sciences sociales et consultant en stratégie d'organisation, rédacteur en chef de la revue Controverses.