La discordance identitaire des Arabes israéliens

« Les Arabes israéliens sont conscients qu’ils ont une bonne vie grâce à un Etat qu’ils disqualifient d’un point de vue idéologique, par l’intermédiaire de leurs élites »

Dan Shueftan est directeur du Centre d’Etudes de Sécurité Nationale de l’Université de Haïfa. Auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire contemporaine du Proche-Orient et le conflit israélo-arabe, il a publié en 2011 « Palestiniens en Israël, la minorité arabe dans l’Etat juif ». Il est un observateur attentif de la société arabe israélienne et de ses paradoxes.

Menora.info : On a du mal à comprendre le décalage entre le comportement de la société arabe en Israël et le radicalisme de ses élites. Quelle est l’expression de la réalité ?

Dan Shueftan : Il y a chez les Arabes d’Israël une discordance entre deux composantes, déjà très intéressantes chacune en elle-même, mais encore plus quand on les prend ensemble. Les sondages d’opinion – et je parle de nombreux sondages à haute fiabilité, car nous obtenons une image similaire à partir d’un large échantillon d’enquêtes réalisées auprès de la population arabe – montrent qu’il y a dans le public arabe en Israël, une grande appréciation de l’Etat d’Israël, une compréhension que les Arabes en Israël bénéficient d’une bonne vie, grâce au fait qu’il y a ici un Etat juif, dont les normes ne sont pas celles du monde arabe. Et l’on voit aussi que les Arabes d’Israël, depuis ce que l’on a appelé le « Printemps arabe », sont profondément conscients tout à la fois de l’échec du monde arabe et de la réussite de l’Etat d’Israël. Cela se manifeste à un niveau très élevé dans le public arabe en Israël. Parallèlement, les élites arabes en Israël, que ce soit celles des élus politiques ou d’autres, ont en leur sein une idéologie extrêmement radicale qui disqualifie l’Etat d’Israël comme l’Etat du peuple juif, sur son principe et sur son fondement. Comment un public qui pense comme il le fait peut-il voter pour des représentants radicaux, c’est un hiatus tout à fait intéressant. Ces deux composantes existent en parallèle et elles sont toutes deux authentiques. Ce n’est pas que l’une est réelle et l’autre prétendue. Les deux sont vraies. Les Arabes sont conscients qu’ils ont une bonne vie grâce à un Etat qu’ils disqualifient d’un point de vue idéologique par l’intermédiaire de leurs élites – non seulement les élites politiques mais aussi les élites en général. Ce qui signifie qu’un individu, quand il intègre cette élite, dans la majeure partie des cas, éprouve le besoin de s’exprimer dans une direction radicale ou du moins de ne pas s’y opposer. Et cela va bien au-delà de la question des politiciens. Ce comportement des élites est très largement établi.

Vous avez longuement analysé le « Document de vision de l’avenir des Arabes d’Israël » publié en 2006 par le Haut Comité de Suivi des Arabes d’Israël. En quoi ce document est-il déterminant pour comprendre le fonctionnement idéologique de la société arabe israélienne ?

En réalité, il n’y a pas un, mais quatre documents et ce qui leur est commun c’est le refus de la légitimité de l’Etat d’Israël comme Etat du peuple juif. Cela ne se manifeste pas seulement en termes d’opposition en tout ou partie à la loi sur l’Etat-Nation. Cela a d’ailleurs commencé bien avant.  Dans une bonne part de ces documents, on trouve une formulation très radicale selon laquelle le projet sioniste est un projet colonialiste. Donc, non seulement l’Etat d’Israël est né dans le péché, mais il existe dans le péché. Puisqu’il ne saurait y avoir de légitimité à une existence coloniale, c’est seulement en extirpant le facteur principal pour lequel l’Etat a été fondé par les Juifs, que les Arabes pourront le considérer comme légitime. Il y a donc de leur point de vue, sur le plan idéologique une forme de jeu à somme nulle. Cela ne correspond pas à ce qu’ils auraient souhaité, car ils savent qu’ils doivent leurs bonnes conditions de vie, ou même simplement leur vie au fait qu’il n’y a pas ici d’Etat arabe. Mais le caractère idéologique reste largement dominant dans le débat des élites. Et ce que le public israélien entend, c’est ce que disent les élites, les politiques comme les autres. Un des principaux obstacles à l’amélioration des relations entre Arabes et Juifs en Israël, qui ne sont pas mauvaises du tout au niveau de la vie quotidienne, c’est le fait que qu’au niveau idéologique et de l’expression politique, il y a un discours extrêmement radical, pouvant aller jusqu’à l’identification avec l’ennemi en temps de guerre. Ce sont là les composantes les plus importantes.

Ce qui veut dire que rien n’a changé depuis 2006 ?

Il faut revenir à la discordance que j’ai déjà évoquée. Ce qui a changé, c’est la profondeur de sa première composante. D’abord, la reconnaissance de l’échec du monde arabe et que cet échec n’est pas le fruit du hasard mais qu’il a des racines structurelles. Cette reconnaissance s’est renforcée. Ensuite, l’écart entre les deux composantes ne s’est pas résorbé dans la direction que nous aurions peut-être attendue. C’est-à-dire que les Arabes auraient pu dire : nous voyons maintenant un fait nouveau, c’est qu’en dépit de la reconnaissance de l’échec du monde arabe et de la réussite d’Israël, les élites continuent à parler de façon aussi radicale contre Israël.  Et je pense qu’en ce qui concerne les élections, selon tous les sondages, il n’y a pas vraiment de changement dans la position de l’électeur arabe. Il est toujours prêt à soutenir la Liste Arabe Unifiée, qui comporte néanmoins des nuances différentes, mais qui vont toujours vers le plus petit dénominateur commun, que dessinent en grande partie les acteurs les plus radicaux.

Comment expliquez-vous ce décalage persistant ?

Par le fait que les êtres humains sont des créatures complexes ! Ils sont capables de croire simultanément à des choses contradictoires. Ce n’est pas seulement vrai pour les Arabes, ou pour les Arabes en Israël. Il y a parfois des cas particulièrement flagrants, mais c’est un phénomène humain général. Au niveau de la vie de tous les jours, les Arabes, en tout cas une grande partie d’entre eux, comprennent ce qui se passe. Mais au niveau idéologique, ils ont besoin de se raconter une histoire. Une des raisons est que si l’on peut exprimer une cause de fierté – même s’il s’agit à mon avis d’une forme pervertie de fierté – et que d’autre part, cela ne porte pas atteinte à la capacité de jouir de la vie dans un Etat moderne, avancé et démocratique, alors on satisfait ce besoin sans nuire à celui de vivre correctement.

Quels sont les facteurs d’évolution de la société arabe israélienne ?

Ils sont de diverses natures. Il y a tout d’abord des composantes islamistes très radicales. Il faut rappeler que le Mouvement Islamique [faction nord] a été déclaré hors la loi. Il ressemble beaucoup au Mouvement des Frères Musulmans et il a aussi des points de convergence avec le Hamas, même s’il est bien sûr moins violent que lui. Mais il y a également d’autres phénomènes à prendre en compte, comme celui, très intéressant, de la baisse très importante de la natalité, liée à la hausse du niveau d’études des femmes. En résumé, d’un côté les Arabes israéliens profitent beaucoup du fait qu’ils vivent dans un Etat moderne et démocratique et de l’autre ils adoptent nombre de comportements qui ont fait échouer les sociétés arabes dans notre région.

Comment voyez-vous l’avenir des relations entre Juifs et Arabes en Israël ?

Je pense qu’il continuera à y avoir une grande tension au niveau politique et que la situation socio-économique des Arabes israéliens va continuer à s’améliorer. Je pense qu’il y a un fort potentiel au sein des Arabes chrétiens, qui voient ce qui arrive aux Arabes chrétiens dans le monde arabe. Il y a chez eux un fort potentiel de connexion avec Israël. Mais ils ne sont qu’une petite minorité de la population arabe. Je ne vois pas de grandes explosions à l’horizon. Mais cela dépend beaucoup de ce qui se passera dans le monde arabe, de ce qui se passera avec les Palestiniens. Je ne suis pas sûr de pouvoir faire de prévisions précises. Mais cela me parait la tendance dominante.

Dan Shueftan est directeur du Centre d'Etudes de Sécurité Nationale de l'Université de Haïfa. Auteur de nombreux ouvrages sur l'histoire contemporaine du Proche-Orient et le conflit israélo-arabe, il a publié en 2011 "Palestiniens en Israël, la minorité arabe dans l'Etat juif". Il est un observateur attentif de la société arabe israélienne et de ses paradoxes.