« Trop de femmes bédouines vivent encore sous l’oppression des hommes »

Avocate en droit de la famille, Insaf Abu Shareb se consacre à la défense des droits des femmes bédouines israéliennes. Pour elle, si la situation progresse au niveau de l’Etat, la société bédouine patriarcale résiste toujours.

Propos recueillis par Pascale Zonszain

Menora.info : Quelle est la situation des femmes bédouines ?

Insaf Abu Shareb : Elle n’est toujours pas bonne. Aujourd’hui encore, en 2020, elles continuent à souffrir de violence au sein de la famille, d’atteinte à leurs droits fondamentaux, même s’il faut aussi constater des progrès importants. Des progrès que les femmes bédouines ont accomplis grâce à l’éducation, aux diplômes d’enseignement supérieur. Au cours de ces quinze, vingt dernières années, les femmes ont bénéficié d’un tremplin formidable du point de vue de leur éducation. Mais nous souffrons toujours d’un taux de chômage très élevé, du manque d’emplois disponibles. Les femmes bédouines souffrent énormément dans le cadre privé de leur famille. On leur impose toutes sortes de contraintes et de limitations, conséquence d’une société caractérisée par son système patriarcal. Les hommes contrôlent les femmes. Ceux sont eux qui décident pour elles jusqu’aux domaines les plus personnels : avec qui une femme peut se marier, si elle peut sortir de la maison, où elle travaille, où elle étudie, ce qu’elle peut étudier.

Il y a aussi l’influence de la situation globale de la société bédouine.

Elle subit depuis de longues années la négligence de l’Etat d’Israël. Il y a des disparités énormes entre la société israélienne juive et la société bédouine, et ce dans tous les domaines. Qu’il s’agisse du manque d’implication dans le développement, de la discrimination, les femmes sont donc celles qui en souffrent le plus.

Comment cela se traduit-il ?

Les femmes sont coupées des centres où peuvent s’exercer leurs droits. L’absence de structures où obtenir les services de l’Etat porte atteinte à leurs droits. Si la femme n’a pas près de chez elle de poste de police où aller porter plainte pour violence, elle ne le fera pas. S’il n’y a pas de policiers ou de policières pour lui parler dans sa langue, sa plainte sera classée car personne ne peut la recevoir. Les réponses proposées ne correspondent pas au niveau de dangerosité. Les dépôts de plainte à la police ou les ordonnances du tribunal ne suffisent pas à protéger les femmes bédouines. Car au bout du compte, la femme devra rentrer dans sa famille, dans son village. Et là elle sera de nouveau exposée à la violence. C’est comme les abris pour femmes battues. C’est une solution de dernier ressort, vers laquelle j’oriente les femmes quand il s’agit d’une question de vie ou de mort. Mais ces abris ne leur permettent pas de se reconstruire, de trouver du travail, de reprendre le contrôle de leur vie.

Et qu’en est-il de la polygamie ?

Elle touche environ 18% de la population, soit quelque 5200 familles. Mais je dois souligner que l’Etat, au cours des deux dernières années a commencé à agir concrètement pour lutter contre la polygamie. J’ai d’ailleurs participé à la rédaction du Rapport Palmor du ministère de la Justice sur ce dossier. De nombreuses mesures ont été prises pour traiter le problème à la racine, avec des poursuites judiciaires, des inculpations. La polygamie est désormais une cause de rejet de candidature dans la fonction publique. Même la nomination de nouveaux cadis au tribunal de la charia de Beer Sheva a permis la mise en place d’un bien meilleur climat, de soutien aux droits des femmes et de traiter leur situation bien plus en profondeur. Nous voyons de plus en plus de femmes qui osent porter plainte, demander le divorce, réclamer une pension alimentaire, se battre pour leurs droits.

Est-ce que ce changement est général ?

Non. Il existe encore des zones grises, ou noires, où les femmes n’osent toujours pas se plaindre. Elles n’osent pas faire le moindre geste et continuent à vivre sous oppression. Et cette oppression conduit certaines femmes au bord du désespoir, à des pulsions suicidaires ou autodestructrices, pas seulement physiques, mais aussi psychiques. Ce qui ne se serait pas produit si ces femmes avaient pu être soutenues, orientées, conseillées convenablement. Mais dans un contexte de chaos, elles sont toujours plus entrainées vers le fond et ne peuvent plus recouvrer leurs droits de femmes ni de mères. Et on n’a pas le droit de juger ces femmes-là. On doit seulement leur venir en aide.

Les femmes bédouines sont-elles présentes dans l’espace public ?

Quasiment pas. Nous avons pourtant travaillé très dur pour créer des comités de femmes, pour permettre aux femmes de jouer un rôle dans la vie publique, mais nous n’y sommes pas encore. Les femmes bédouines ne sont pas du tout représentées au niveau national. La défense et la représentation de leurs droits continuent à dépendre des hommes. Les femmes ne sont toujours pas les partenaires ni les associés à égalité des hommes. Et tant que nous n’y parviendrons pas, notre situation ne changera pas. Seules des femmes peuvent comprendre, seules des femmes peuvent agir. Qui d’autre que les femmes pourra mener le combat de l’intérieur ? Je crains que cela ne prenne encore de longues années.

Et au niveau local ?

Au niveau local, c’est toujours une politique tribale, que les femmes n’ont toujours pas réussi à pénétrer. Une femme qui se présente aux élections locales, on fera tout pour la faire abandonner, que ce soit par la menace ou par la violence. Les femmes bédouines n’ont toujours pas pu forcer le barrage de la représentation politique locale.

Les femmes bédouines sont donc livrées à elles-mêmes ?

Elles sont en tout cas dans une situation très particulière. Même nos députés arabes ne nous représentent pas. Quand j’ai voulu déposer devant une commission de la Knesset sur la polygamie, aucun député arabe n’a voulu être à mes côtés. Aucun n’était disposé à participer à un débat sur une situation qu’ils voient, qu’ils connaissent, car pour eux, ce débat affaiblit la société arabe. La Liste Arabe Unifiée ne représente que les hommes, qui eux, ont les femmes dans leur poche. Sinon, pourquoi même un député du parti Hadash, censé être éclairé et moderne, préfère-t-il fermer les yeux sur le phénomène de la polygamie ? Pourquoi ? Cela ne le concerne pas ! Mais il ne veut pas le voir. Cela lui permet de continuer son partenariat avec des gens dont c’est l’univers. Mais ce prix, ce sont les femmes qui le paient. Ce sont toujours les femmes qui paient, que ce soit le prix de la politique ou de l’inaction de l’Etat en échange de la loyauté des hommes de la communauté bédouine et de la paix sociale.

Mais en ce qui concerne l’Etat, vous dites que les choses évoluent ?

Oui, enfin, l’Etat a compris. Grâce aussi à l’entêtement de femmes comme moi. Et peu à peu, les choses ont commencé à bouger. Mais tant que nous ne serons pas égales en droits, notre société bédouine n’avancera pas. Si ça ne va pas pour les femmes, ça n’ira pour personne. Car ce sont les femmes qui éduquent la génération à venir.

Bédouine israélienne, avocate spécialisée en droit de la famille, milite pour la protection des droits des femmes bédouines.