« La politisation des Israéliens d’Éthiopie se fait d’abord sur les réseaux sociaux »

Doctorant en sciences politiques à l’Université Hébraïque de Jérusalem, Alon Burstein étudie particulièrement les mouvements de contestation. Celui des Israéliens d’origine éthiopienne lui rappelle le processus de politisation des Arabes israéliens.

Propos recueillis par Pascale Zonszain

Menora.info : Comment se développe la politisation de la communauté éthiopienne ? Par l’activisme social ou l’engagement politique ?

Alon Burstein : Cela a évolué au fil des années. J’étudie le fonctionnement des mouvements de contestation et des manifestations. Ce qui m’a intéressé dans le cas des Israéliens d’origine éthiopienne, c’est que toutes leurs manifestations, sans exception, dérivent systématiquement vers la violence. Des éruptions de colère et de violence, puis les manifestations disparaissent, sans avoir rien obtenu. En temps normal, une manifestation, même de type émeute, ne cessera que lorsque les protestataires auront obtenu un résultat. Les manifestations des Ethiopiens apparaissent subitement et disparaissent sans laisser de trace et surtout sans modification de la situation antérieure. C’est en étudiant la contestation de 2015, que nous avons découvert[1] que la politisation de la communauté éthiopienne s’est transformée au fil du temps. Quand cette communauté est arrivée en Israël dans les années 80, elle était encore très clanique, très attachée à la structure familiale. Les kessim, leurs guides religieux, jouaient un rôle important et avaient une autorité. Puis, la politisation a évolué de manière assez similaire à ce qui s’est passé dans la société arabe israélienne. L’autorité du chef de clan vers le bas a cédé la place à un autre système où les plus jeunes, avec la modernisation de la société, n’ont plus le cadre du clan. Mais dans le même temps, ces jeunes ne sont pas intégrés dans la société israélienne. Ils sont souvent peu diplômés, certains sont sans emploi. Alors, leur mobilisation passe par internet, par Facebook. Les gens vont manifester sans qu’il y ait de cadre pour organiser la contestation.

Les réseaux sociaux jouent donc un rôle important ?

Ils ont un poids énorme, car il n’y a pas d’autre cadre. En général, quand les gens descendent dans la rue, la manifestation est encadrée par une forme d’organisation. Par exemple, les étudiants vont manifester à l’appel de leur association, ou des professionnels manifesteront à l’appel des syndicats. Il y a aussi des manifestations organisées par des partis politiques. Mais dans la société éthiopienne israélienne, tous les cadres, toutes les tentatives d’organisation se sont effondrées au fil des années. Il n’y a plus d’encadrement religieux ni sociétal. Il ne reste plus que des individus sans véritable force politique, mais avec une vraie force sur les réseaux sociaux. C’est comme cela qu’ils s’organisent et c’est pour cela que cela prend à chaque fois par surprise la police, mais aussi le reste de la société israélienne. Les jeunes Ethiopiens n’ont pas les organisations qu’ont aujourd’hui les Arabes israéliens pour monter des manifestations. Ce sont juste des gens qui parlent entre eux sur des groupes Facebook fermés et qui sortent dans la rue. Tout se passe sur les réseaux. C’est aussi pour cela que personne ou presque en Israël ne sait qui est Avera Mengistu, ce jeune Ethiopien déséquilibré, captif à Gaza depuis près de six ans. Alors que pour les autres Israéliens, les campagnes sont organisées, encadrées, par des associations pour les soldats ou des groupes créés spécifiquement. Les Ethiopiens eux, ne communiquent et ne s’expriment quasiment que sur les réseaux sociaux.

C’est ce qui explique aussi qu’ils n’aient pas de parti sectoriel ? Ou bien est-ce parce que leur électorat est trop réduit ?

Je pense que c’est une combinaison des deux. D’abord bien sûr, leur force électorale est insuffisante. Même si tous les électeurs éthiopiens votaient pour leur parti, ils n’arriveraient jamais aux quinze mandats de la Liste Arabe Unifiée. Il ne faut pas oublier qu’on parle d’une communauté d’environ 150.000 personnes. Donc, en termes de sièges à la Knesset, ça ne vaut pas la peine. D’autre part, l’alyah éthiopienne n’a pas d’organisation comparable à celle par exemple de l’alyah de Russie, qui a conduit à ce qui est aujourd’hui le parti Israël Beitenou. D’autant que les olim de l’ex-URSS se sont structurés quasiment dès leur arrivée. Les Ethiopiens eux, en sont déjà à la deuxième génération, sans avoir rien mis en place. Il leur est d’autant plus difficile de former un parti politique. Sans oublier que les partis existants essaient tous d’avoir leur candidat éthiopien qui attirera cet électorat.

Vous dites que les manifestations de la communauté éthiopienne s’achèvent sans résultat. Mais leur multiplication ne crée-t-elle pas tout de même une sorte de dynamique, qui pourrait déboucher sur une organisation politique ?

Il y a des tendances qui se dessinent, mais toujours à travers les réseaux sociaux. Des activistes, souvent d’ailleurs des femmes, qui tentent de générer une forme de mobilisation en vue de la convertir en force politique. Mais c’est très difficile quand la majorité de la communauté vit toujours dans des villes de développement en périphérie, où il y a d’ailleurs déjà une forte présence des partis politiques, en particulier du Likoud. En outre, il est très difficile en Israël de rassembler autour d’un sujet tel que la discrimination institutionnelle. C’est un sujet qui est bon pour les manifestations, mais pas comme plateforme d’un parti. On n’imagine pas un parti qui représenterait seulement les orientaux, ou seulement les femmes. Ou que les partis arabes disent qu’ils veulent seulement lutter contre la discrimination. En Israël, on ne construit pas un parti autour d’un thème de ce type. C’est l’inverse qui se passe. On revendique sa fierté, pas sa faiblesse. C’est ce que font les Ethiopiens qui revendiquent leur identité juive et israélienne, leur service dans Tsahal.

Pourtant, les slogans entendus dans les manifestations ont changé. On est passé de « un peuple, un sang » à « Black lives matter ». Comme si l’inspiration venait de la contestation afro-américaine.

C’est tout à fait exact. Ce qui s’est passé, c’est que la communauté a le sentiment d’être rejetée par le reste de la société. En 1996, au moment de l’affaire des dons de sang, cela a été une sidération pour les Ethiopiens que l’on avait fait venir comme Juifs dans le pays des Juifs, pour les rejeter ensuite. Pour la génération suivante, la sidération ne joue plus, car elle a grandi avec la discrimination. C’est une génération qui a connu le rejet dans les établissements scolaires, où certains ont dû étudier dans des classes séparées. Elle en veut beaucoup plus au système. Auparavant, les Ethiopiens avaient l’impression que les autres Juifs ne les comprenaient pas, mais qu’une fois qu’ils auraient compris, ils ne les traiteraient plus ainsi. Aujourd’hui, les jeunes ont le sentiment que la violence dont ils font l’objet, en particulier de la part de la police, c’est une violence du système. C’est d’ailleurs un phénomène que l’on voit ailleurs dans le monde, à travers les réseaux sociaux. Pourtant, dans le monde,  il n’y a pas eu plus de violence policière contre les Noirs au cours des dix dernières années, qu’il n’y en avait eu dans les vingt années précédentes. Mais par l’intermédiaire des réseaux, on a l’impression que cela arrive à chacun. Et cela amplifie la colère et la frustration contre le système.

C’est pour cela que les Ethiopiens trouvent plus de similitudes avec ce qu’ont vécu les Afro-américains aux Etats-Unis ?

Oui, car c’est d’une part la comparaison avec les Noirs américains et d’autre part le fait que les policiers blancs frappent les Noirs. Mais il y a aussi la confusion qui règne au sein de la société éthiopienne : pour quoi luttons-nous ? Il y a une véritable fracture entre ceux qui disent nous sommes juifs comme tous les autres Juifs sans rapport avec la couleur de peau, et ceux qui disent : non. Nous sommes des Noirs. Nous avons une autre culture, une autre mentalité et elles doivent être respectées. C’est la même fracture qui a divisé en son temps les Noirs américains lors du mouvement des droits civiques. Le message devait-il être : nous sommes tous semblables ou bien « Black and beautiful » ? Ces derniers revendiquaient leur différence par rapport aux Blancs. Une différence à respecter et à accepter.

Mais le contexte historique est différent. Aux Etats-Unis, les Noirs étaient descendants d’esclaves. C’est une dimension absente de la situation israélienne.

C’est vrai. Et c’est une des facteurs de clivage dans la société éthiopienne. Beaucoup ne veulent pas ressembler aux Noirs américains et disent : nous ne sommes pas des esclaves, nous ne portons pas la même histoire. Au contraire, nous sommes des Juifs, comme ceux qui sont venus d’Allemagne ou du Maroc. Nous sommes simplement des Juifs venus d’Ethiopie. Cela ne doit pas faire de différence. A nouveau, le problème c’est que l’absence d’un message rassembleur et d’une coordination fait généralement le lit de la violence des manifestations. Un des facteurs de réussite de la contestation sociale en Israël en 2011 avait été que les organisateurs avaient pu faire entendre le message que le mouvement était apolitique et ne réclamait qu’une chose : la justice sociale. C’est ce qui avait permis d’éviter toute dérive violente. A l’inverse, quand les messages sont confus ou contradictoires, cela conduit à la violence.

Quelle tendance discernez-vous dans cette politisation de la communauté éthiopienne ?

Je pense qu’elle passe par une fracture, qui conduira ensuite vers une forme de mouvement. Un ou plusieurs, je ne sais pas. Mais cela m’évoque beaucoup ce qui s’est passé avec la société arabe israélienne durant les années 70-80. Elle est passée d’une société très clanique à des manifestations très violentes avec les « journées de la terre », qui ont conduit à une mobilisation identitaire, mais de tendances différentes, dont on voit l’expression dans les différents partis arabes. Tout cela s’est produit après que la société arabe a perdu son modèle d’organisation clanique, mais sans entrer encore dans la société moderne. La société éthiopienne traverse un processus très similaire. Cela pourra évoluer vers des positions différentes, certaines plus vers l’intégration, d’autres moins. Mais cela prendra encore quelques années.

[1] Alon Burstein and Liora Norwich From a Whisper to a Scream: The Politicization of The Ethiopian Community in Israel, Israel studies, volume 23 number 2, 2018

Doctorant en sciences politiques à l'Université Hébraïque de Jérusalem, étudie particulièrement la violence dans les mouvements de contestation. Il a notamment publié sur les manifestations des Israéliens éthiopiens de 2015.