Les Druzes dans la mire de la loi de la nation

La singularité de la population druze  dans le paysage israélien saute aux yeux: les Druzes constituent une communauté, close sur le plan endogamique et religieux, en même temps qu’ils font leur service militaire à l’instar des Israéliens, tout en prenant part à la vie politique, au point de compter des ministres dans leurs rangs.

 

Le paysage global

Il faut en effet rappeler pour comprendre cette situation exceptionnelle que les Arabes d’Israël, qui, tout en jouissant pleinement de la citoyenneté israélienne, ne sont pas astreints au service militaire obligatoire. Ils se définissent pour la plupart comme palestiniens plutôt qu’Israéliens,et  rejettent tout « Etat juif » et a fortiori « sioniste ». La raison de cette situation  est simple: l’état de guerre dans lequel se trouve Israël avec une partie de ses voisins arabes (et musulmans: l’Iran), le conflit permanent avec les Palestiniens. On comprend que le rejet de l’Etat d’Israël par les populations arabes est si grand que l’enrôlement obligatoire pourrait susciter une rébellion…

 

Pour mesurer ce rejet, qui est le cadre de ce qui est en jeu dans cette analyse, il faut prendre en considération le programme et les déclarations de la Liste Unifiée, le parti arabe israélien de la Knesset, le troisième parti en importance (ce fait ridiculise l’accusation d’apartheid que ce parti lance à longueur de journée envers l’Etat qu’il est censé représenter). Ce parti a pour caractéristique d’être un parti ethnique qui transcende les engagements idéologiques partisans: il va des communistes aux islamistes. C’est un parti irrédentiste qui soutient la séparation des Arabes israéliens du sein même de la communauté citoyenne et milite pour la reconnaissance d’un statut national ou, à tout le moins de minorité nationale, pour l’ensemble de la population arabe d’Israël, dans un paysage où serait créé un Etat palestinien. Ces positions équivalent à une dissidence nationale caractérisée, au démantèlement de la dimension juive et israélienne de l’Etat. Les politiciens de la Liste Unifiée ont ainsi apporté leur soutien aux ennemis déclarés d’Israël: le Hezbollah, l’OLP, le Hamas. On comprend que la conscription de cette population se révèle impossible, d’autant qu’au lendemain de la création de l’Etat, au sortir de la guerre déclenchée par plusieurs Etats arabes et les Palestiniens contre l’Etat d’Israël naissant, il y eut une période durant laquelle l’état d’urgence fut proclamé dans les zones habitées par les Arabes. Tout ceci explique concrètement le pourquoi de la situation. Les druzes font/faisaient exception, du fait de leur longue histoire.

 

La Loi de la nation

Le vote de la Loi fondamentale sur la nation semble avoir marqué une cassure dans cet engagement druze dans la vie israélienne « juive ». Des représentants de la communauté druze l’ont qualifiée de « raciste », comme l’interview de Selim Brik s’en fait l’écho, et ont même manifesté contre elle, en accusant Israël de discriminer ses citoyens arabes, voire les Druzes qui servent dans l’armée (mais comment la voient-ils alors cette armée? Sioniste? Israélienne?). La loi décrète en effet que l’Etat d’Israël est l’Etat du peuple juif, dans lequel le peuple juif seul se constitue en nation et qu’avec la Loi du retour (déjà existante) il s’ouvre à tous les Juifs du monde qui le souhaitent. Brik va jusqu’à dire que le sionisme est une idéologie séparatiste. Ce sont des arguments qui méritent d’être relevés et discutés.

 

Quelle citoyenneté?
Remarquons d’abord qu’il se pose un problème de taille.  La revendication de citoyenneté de Selim Brik n’a pas de fondement si la population druze doit en être la bénéficiaire en tant que « communauté ». Ici s’impose une approche comparatiste. Il est important de savoir à quel modèle on se réfère quand on parle de ces questions, justement pour évaluer l’accusation de « racisme ». La citoyenneté authentique est-elle « à la française », unique et monolithique, individuelle, ou à l’américaine (« multiculturelle »). Si les Druzes réclament une égalité en tant que communauté séparée, il est évident qu’il ne s’agit pas de citoyenneté à la française. Le droit que l’individu ressortissant d’une communauté obtiendra sera effectivement un privilège concédé à lui en particulier, au-delà de la Loi commune, et non pas au nom de son appartenance à l’Etat. Si Selim Brik va jusqu’au bout de son raisonnement, il doit demander la fin du statut communautaire des Druzes comme de toute autre communauté (y compris les ultra-orthodoxes qui s’inscrivent pleinement dans ce débat parce qu’une grande partie de la communauté ultra-orthodoxe ne reconnaît pas l’Etat d’Israël et le sionisme).

 

Cependant il subsiste un problème: la citoyenneté à la française, juridique et individuelle,  s’appuie néanmoins sur un Etat nation défini dans la constitution comme « français ». Il y a un autre problème pour le multiculturalisme « à l’américaine « : il repose sur un Etat continental gigantesque et sur un Etat fédéral, un Etat dont la tradition commence avec l’immigration des premiers colons américains venus d’Europe et donc en partie sans histoire (« américaine » par différence avec celle des populations Amérindiennes). La citoyenneté à la française est quant à elle inséparable d’un Etat nation à l’identité particulière.

 

Où se place dans ce paysage-là la Loi de la nation israélienne? Du côté de la citoyenneté à la française. Comparons les textes de la Constitution française actuelle et de la Loi de la nation. La similitude est impressionnante.

 

Constitution de la République française :

PRÉAMBULE

Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004….
ARTICLE PREMIER.

La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.

La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales.

ARTICLE 2.

La langue de la République est le français.

L’emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge.

L’hymne national est « La Marseillaise ».

La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.

 

Principes de base de la Loi israélienne de la nation :

  1. La Terre D’Israël est la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l’état d’Israël a été créé.
  2. L’État d’Israël est le foyer national du peuple juif, dans lequel il remplit son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination.
  3. Le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’état d’Israël est unique au peuple juif.
  4. Les symboles de l’Etat
  5. Le nom de l’Etat est ” Israël.”
  6. Le drapeau de l’Etat est blanc avec deux bandes bleues près des bords et une étoile bleue de David au centre.
  7. L’emblème de l’Etat est une menorah à sept branches avec des feuilles d’olive des deux côtés et le mot “Israël” en dessous.
  8. L’hymne de l’Etat est ” Hatikvah.”
  9. Les détails concernant les symboles de l’Etat seront déterminés par la loi.
  10. La capitale de l’Etat

Jérusalem, complète et unie, est la capitale d’Israël.

  1. Langue
  2. La langue de l’Etat est l’hébreu.
  3. La langue arabe a un statut particulier dans l’Etat ; la réglementation de l’utilisation de l’arabe dans les institutions de l’Etat ou par celles-ci sera fixée par la loi.
  4. Cette clause ne porte pas atteinte au statut donné à la langue arabe avant l’entrée en vigueur de cette loi.
  5. Rassemblement des exilés

L’État sera ouvert pour l’immigration juive et le rassemblement des exilés

  1. Lien avec le peuple juif
  2. L’Etat s’efforce d’assurer la sécurité des membres du peuple juif en difficulté ou en captivité en raison de leur judéité ou de leur citoyenneté.
  3. L’État agit au sein de la diaspora pour renforcer l’affinité entre l’Etat et les membres du peuple juif.
  4. L’État agit pour préserver le patrimoine culturel, historique et religieux du peuple juif parmi les juifs de la diaspora.
  5. Colonie juive

L’État considère le développement de la colonisation juive comme une valeur nationale et agira pour encourager et promouvoir sa création et sa consolidation.

  1. Calendrier officiel

Le calendrier hébreu est le calendrier officiel de l’Etat et à côté de lui le calendrier grégorien sera utilisé comme calendrier officiel. L’utilisation du calendrier hébreu et du calendrier grégorien sera déterminée par la loi.

  1. Jour de l’Indépendance et jours de commémoration
  2. Le jour de l’Indépendance est la fête nationale officielle de l’Etat.
  3. Le jour commémoratif pour les morts dans les guerres d’Israël et le jour du souvenir de l’Holocauste et de l’Héroïsme sont des journées officielles de l’Etat.
  4. Jours de repos et de Shabbat

Le Shabbat et les festivals d’Israël sont les jours de repos établis dans l’Etat ; les non-Juifs ont le droit de maintenir des jours de repos sur leurs Shabbats et fêtes ; les détails de cette question seront déterminés par la loi.

 

Le principe de compréhension de la Loi

On observe que tous les éléments d’une Loi de la nation à la française sont réunis ici (drapeau, hymne national, etc.) mais aussi l’interdiction de toute « division » (communautés): la République est « indivisible ». Toute la question pour notre comparaison tourne autour de la définition de « français ». Il s’agit bien là de la référence restrictive à un peuple singulier, produit de l’histoire et à l’identité marquée. C’est justement dans la Loi de la Nation le sens du mot » juif ». C’est de l’incompréhension de cette dénomination que vient toute la polémique autour de cette loi.

 

Le fait que l’islam dans son livre saint ne veuille pas considérer les Juifs comme un peuple libre mais comme une minorité religieuse dominée (comme d’ailleurs la Charte de l’OLP qui décrète qu’il est une religion), c’est son problème mais pas celui des Juifs et de leur droit à l’autodétermination. (Pour Hitler les Juifs non plus n’était pas un peuple mais une race, pour Napoléon ils devaient devenir une confession centralisée).

Le fait que les non-Juifs ne soient pas mentionnés dans cette loi – et c’est peut être une défaillance- doit se comprendre parce qu’il existe d’autres lois fondamentales qui proclament l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur origine.  Cet état de faits s’explique du fait que cette loi, projetée au lendemain de la Déclaration d’Indépendance (déjà très claire sur ce point) pour être inscrite dans une constitution, n’a jamais été mise en œuvre (guerres, gouvernements de coalition à la courte durée…) alors que s’amassaient 14 lois fondamentales au fil de 72 ans. La Loi de la nation est la quinzième loi. Il faut la lire en même temps que les autres.

 

Evaluation

Transposons cet héritage français (aujourd’hui ébranlé par l’unification européenne en temps d’immigration de masse) dans la situation contemporaine, en prenant l’exemple d’un Français, originaire de l’Algérie indépendante, et  récemment naturalisé français, un cas très courant. Devenu français, il devra se considérer et se comporter comme français (tandis que son origine deviendra une religion privée) et assumer toute la symbolique nationale, le chant guerrier de la Marseillaise (« un sang impur »…), l’histoire catholique passée de la civilisation française, etc.

Dira-t-il que l’Etat français est « raciste »? Certains le disent aujourd’hui (voir le groupe « Les indigènes de la République » et les militants du « décolonialisme »). C’est leur problème mais pas celui de la France et ils n’ont aucune légitimité à adopter cette posture qui en d’autres temps aurait été illégale. Ils peuvent toujours opter pour le retour dans leur pays d’origine, désormais « décolonisé », où, il ne faut tout de même pas l’oublier, l’islam est religion d’Etat et où il faut avoir un ascendant musulman pour bénéficier de la nationalité algérienne. Racisme? Dans une autre arène, il faut voir aussi la nature du projet de constitution d’un Etat palestinien (islam religion d’Etat, appartenance de la Palestine à la nation arabe, statut spécial pour les « monothéistes » (les chrétiens), c’est à dire les dhimmis… Apartheid? racisme?

Le caractère national d’un Etat (« français », « juif ») démocratique n’est pas une forme de racisme. C’est le legs de l’histoire de la démocratie. En Israël, il n’empiète pas sur les droits des Israéliens druzes ou Arabes qui en jouissent en tant qu’individus, et alors même que, sur le plan de la politique politicienne, il existe des phénomènes de clientélisme communautaire  qui donnent satisfaction aux identités minoritaires, de même que, dans une démocratie, il y a des lobbies dans les couloirs des parlements ainsi que des partis politiques partisans.

 

L’exemple des communautés juives de la diaspora nous donne un modèle: elles ont épousé la mystique nationale de leur citoyenneté, en s’étant efforcées de cultiver leur identité dans le domaine privé. Leurs ressortissants peuvent choisir de s’inscrire dans un paysage national juif en devenant israéliens et en optant pour une citoyenneté plus qu’individuelle: nationale. La Loi du retour à ce propos n’a rien de raciste. Dirait-on que la même loi en Allemagne destinée à faciliter le retour en Allemagne des Allemands que le rideau de fer avait séparés, est raciste? Non puisque cette Allemagne est par ailleurs une terre d’immigration pour les Turcs et aujourd’hui les migrants…

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.