Le long chemin du conservatisme en Israël

Le conservatisme a-t-il sa place en Israël ? Il peut sembler paradoxal d’évoquer le conservatisme dans un pays qui n’a pas encore quatre-vingts ans. Il s’est pourtant implanté progressivement dans le débat public.

 

Le conservatisme israélien est-il un oxymore ? Il parait étrange d’accoler le terme conservatisme à un projet national tel que le sionisme, dont le but originel était de fonder une société nouvelle et qui, de surcroît, rompait avec les cadres qui organisaient la vie des communautés en exil et les penseurs juifs de la diaspora, qui ne considéraient pas la question de l’Etat et de la souveraineté politique, dont les Juifs étaient privés. Même influencé par des idéologies contemporaines, le sionisme se pensait d’abord comme un projet inédit, tout en puisant aux sources bibliques.

Il s’agirait donc de renouer avec des valeurs anciennes, fondatrices et dont le sens aurait été perdu. Ce qui signifierait en toute logique revenir aux fondamentaux du sionisme. Mais le sionisme est-il conservateur ? Est-ce un mouvement révolutionnaire ou réactionnaire ? Le projet national de création d’un Etat souverain pour le peuple juif se voulait une rupture complète avec dix-neuf siècles d’exil, au cours desquels les droits des Juifs dépendaient du souverain dont ils étaient les hôtes.

Avant l’indépendance, le mouvement sioniste connaissait deux courants principaux : le sionisme socialiste de David Ben Gourion et le sionisme révisionniste de Zeev Jabotinsky. C’est au cœur du second qu’a mûri ce qui allait jeter les bases de la droite politique israélienne. Jabotinsky considère que le peuple juif fait partie intégrante de la civilisation occidentale. Il est favorable à l’économie de marché, soutient la démocratie et les droits individuels. Son nationalisme ne s’appuie pas sur des considérations religieuses, rejoignant Ben Gourion dans son rejet du Juif de diaspora faible, auquel Jabotinsky oppose un nouveau modèle fondé sur le « Hadar », une forme d’élévation morale par la bravoure et par l’honneur. Sa perception de la guerre et de l’héroïsme comme moteur de changement ne s’accorde pas non plus avec le conservatisme occidental. De même que l’attachement du sionisme révisionniste à la Terre d’Israël l’éloigne du conservatisme. Le rejet du plan de partage de la Palestine par les révisionnistes les a plutôt orientés vers la droite nationaliste. Ce que l’on a appelé les maximalistes.

Le contrepoids de la tradition

En outre, la rupture du nouvel Hébreu avec la figure du Juif diasporique, voulue par le sionisme socialiste pré-étatique, ne s’est pas réalisée. Au contraire, au fil des années, si l’Etat a renforcé la conscience nationale, le lien avec la tradition ne s’est pas distendu. Les valeurs telles que la famille, l’attachement à l’identité juive se sont renforcés, notamment avec l’immigration des Juifs séfarades. Même si un tiers des Israéliens se définissent comme totalement laïcs, ils sont presque aussi nombreux à se considérer comme traditionnalistes à des degrés divers. Une proportion que l’on ne retrouve dans aucune autre démocratie occidentale, sauf peut-être aux Etats-Unis. En Israël, le sentiment identitaire est aussi sous-tendu par la situation sécuritaire et la nécessité de défendre les frontières, ce qui renforce le lien à l’Etat. Après l’alyah des Juifs des pays musulmans, celle des Juifs de l’ancien bloc soviétique dans les années 90, a contribué à un ancrage plus nationaliste et moins tenté par l’idéologie universaliste. Autant d’éléments qui forment un terreau favorable aux idées conservatrices.

C’est la vision de Menahem Begin qui a rapproché la droite israélienne du conservatisme. Fondateur du Herout en 1948, le successeur de Jabotinsky a progressivement intégré des valeurs plus centristes. Begin était aussi plus attaché à l’état de droit et aux institutions. Avec la création du Likoud et sa victoire électorale de 1977, Menahem Begin a aussi traduit dans sa politique son respect pour la tradition juive, qui a résonné favorablement auprès de son électorat séfarade.

Libéralisation de l’économie

Un autre épisode important dans l’introduction des idées conservatrices en Israël a été la grande inflation de 1985. Elle a conduit l’Etat à délaisser son modèle socialiste pour entamer une réforme libérale, qui l’a fait entrer dans l’économie de marché. Une réforme poursuivie par Benyamin Netanyahou, au début des années 2000, alors qu’il était ministre des Finances du gouvernement Sharon. C’est à cette époque qu’il a considérablement réduit le rôle de l’Etat dans la politique sociale, en plafonnant par exemple les allocations familiales et en externalisant une partie des activités sociales vers le secteur associatif.

Si l’ouverture d’Israël au libéralisme économique a donc été en partie dictée par les circonstances, il a fallu au courant conservateur une démarche volontariste pour s’implanter dans le débat d’idées. L’arrivée de la droite au pouvoir en 1977 ne lui avait pas pour autant ouvert l’accès de l’université, des médias, ou de la culture, qui restaient majoritairement dominés par les élites de la gauche israélienne. Il a fallu attendre une génération pour qu’une évolution devienne perceptible.

Et c’est au cours de la dernière décennie du XXème siècle que le conservatisme comme mode de pensée, a pris son essor en Israël. Le mouvement visait à contrebalancer l’influence croissante des intellectuels libéraux, post-modernes et universalistes, qui pour les conservateurs, mettaient en péril les fondements mêmes du sionisme et de l’identité nationale d’Israël en s’orientant vers des concepts tels que l’Etat de tous ses citoyens et le post-sionisme. Ce courant conservateur israélien a cherché à rétablir le lien entre l’Israël contemporain, le projet sioniste et la tradition juive, comme passerelle et vecteur de valeurs permettant de réconcilier la société israélienne et son édifice étatique. Pour ses avocats, le conservatisme fait déjà partie intégrante de l’identité israélienne, même si elle ne se perçoit pas comme telle.

Les nouveaux conservateurs israéliens

C’est là que sont intervenues des organisations telles que la Fondation Tikvah, le Forum Kohelet ou le Centre Shalem, qui ont mobilisé des intellectuels et des chercheurs autour de l’étude des penseurs du conservatisme et aussi de la pensée juive, pour diffuser le conservatisme israélien, tant vers la classe politique que vers le public et faire évoluer le débat. Avec des thèmes tels que la nature de l’Etat d’Israël, le rapport entre la religion et l’Etat et le rôle des institutions, les conservateurs israéliens ont introduit un nouvel ordre du jour, qui a peu à peu remplacé le clivage traditionnel autour du conflit israélo-palestinien, même s’il est encore difficilement perceptible à l’extérieur d’Israël.

Benyamin Netanyahou a joué un rôle non négligeable dans cette évolution. Pour celui qui a grandi à cheval sur les cultures israélienne et américaine, l’attrait pour le néo-conservatisme américain s’est exprimé dès son premier mandat à la tête de l’exécutif, à la fin des années 90, tant dans les domaines économique que diplomatique. Avant lui, les élites israéliennes étaient principalement forgées par le sionisme socialiste, tant sur le plan économique, qu’idéologique ou militaire. Peu de ces leaders venaient d’Europe occidentale avec une culture démocratique, mais surtout d’Europe de l’Est, où le concept de conservatisme était d’abord associé à l’autoritarisme et à l’antisémitisme.

Benyamin Netanyahou a tissé des liens avec des mécènes juifs américains et des intellectuels israéliens, issus pour la plupart d’universités américaines, qui ont contribué à faire entrer le conservatisme dans le débat public israélien. Jusqu’à aujourd’hui, les principaux groupes de réflexion et centres de recherche conservateurs israéliens publient d’ailleurs leurs études simultanément en hébreu et en anglais et sont clairement pétris de culture américaine et anglo-saxonne. Mais ce sont de ces cercles intellectuels que sont sorties des initiatives comme celle qui a conduit la Knesset à voter en 2018 la Loi sur l’Etat-nation.

Aujourd’hui, Israël a vu s’ajouter à ses problèmes préexistants les terribles effets de la pandémie de Covid. Ils accentuent et rendent encore plus pressantes les réponses aux questions fondamentales : Quelle politique économique préconiser alors que le libéralisme et l’abandon de l’Etat providence ont reculé au profit d’un interventionnisme massif de l’Etat pour soutenir l’économie face à la crise sanitaire ? Quelle forme de nationalisme proposer à une société multiculturelle ? Quelle formule trouver pour les rapports entre la religion et l’Etat quand le fossé se creuse avec les ultrareligieux ? Des thématiques au cœur de la pensée conservatrice.

 

 

 

 

Pascale ZONSZAIN, journaliste. Couvre l’actualité d’Israël et du Proche-Orient pour les médias de langue française. Auteur de nombreux reportages et enquêtes sur les sociétés israélienne et palestinienne.