« Les victimes des victimes »

Il est à remarquer que, depuis la « repentance » de la Shoah, les Juifs ne sont plus soupçonnés (dans l’opinion occidentale) d’être des « Juifs Suss », des manipulateurs en chef des peuples (au sein desquels ils seraient cachés[1]), des banquiers de stature mondiale, c’est à dire des figures affirmatives, encore humaines quoique diabolisées, mais plutôt des monstres d’inhumanité, avec pour arrière plan  la scène du conflit  israélo-palestinien.

 

Cette accusation est objectivement fausse quand on la soumet à l’épreuve de la réalité.

Mais les faits psychiques collectifs n’ont rien à voir avec la réalité.

 

C’est une inversion dialectique de l’imagination collective qui se produit ici. Le fait que les Nazis ont ravalé les Juifs au degré le plus bas de la condition humaine est projeté rétroactivement sur eux dès le moment où ils se relèvent de cette dégradation. Sous les habits de Tsahal transparaît alors le pyjama rayé, c’est à dire, bien sûr (!), le « Palestinien ». Le million d’enfants juifs assassinés prend le visage des « enfants de Gaza ». La compassion qui se déverse alors sur les Palestiniens compense la compassion que les Occidentaux (exceptée la minorité des « Justes »), n’ont pas eu  durant la Shoah. C’est une « réparation » morale : « plus jamais ça ».

 

Le conflit sur le droit d’Israël d’exister comme un peuple souverain fournit une occasion exceptionnelle au néo-antisémitisme « moral » : il oppose deux peuples dans la même  figure symbolique. Le Palestinien remplit alors le rôle de « double » d’Israël, et il devient une sorte de substitut en s’appuyant sur un autre doublet: le peuple de la Shoah et le peuple israélien. Partant de l’idée que le peuple israélien, « peuple de la Shoah », a pris la place du « peuple palestinien », un dédoublement se fait:  l’existence même d’Israël exclue le peuple palestinien, victime donc d’Israël qui perd, quant à lui, son statut de victime privilégiée au profit des Palestiniens qui se retrouvent identifiés au « peuple de la Shoah ». Du coup, Israël prend la figure du Nazi, c’est à dire, dans les termes du conflit politique contemporain (idéologie Woke) : colonisation, apartheid, suprémacisme, etc. L’Union Européenne peut alors tancer Israël au au nom… de la mémoire de la Shoah.

 

Ce faisant, les nouveaux Européens, qui prétendent que leur politique est celle des « droits de l’homme », se retrouvent dans une situation connue qui a à voir avec leurs fondements théologico-politiques. Le dédoublement du peuple juif en un peuple bon et un peuple mauvais est l’invention de l’apôtre Paul qui exalte Israël – mais « selon l’esprit » – pour dégrader Israël – selon la chair (un air connu: l’ethnicité, l’égocentrisme national, « l’ethno-démocratie » ),  le « nouvel Israël représentant l' »univers »(el).

 

La seule différence c’est qu’aujourd’hui, l’Union européenne – qui a renoncé dans sa charte à ses racines judéo-chrétiennes – n’a plus l’audace d’incarner l’universel qu’elle infuse dans la figure  palestinienne – pourtant la figure du nationalisme islamiste le plus rétrograde -, dans l’esprit du courant « progressiste » (Woke, et compagnie), autre façon pour elle de se purger désormais de sa « blanchitude ». L’hostilité envers les Juifs n’a plus alors pour motivation le nationalisme, le racisme, l’antijudaïsme, comme avant, mais l’Homme, l’humain, quoique non plus celui des « droits de l’homme », le sujet de droit, mais l’homme charnel, la chair, la race. « Apartheid « désigne ainsi la condition de peuple des Juifs à laquelle on oppose le « peuple palestinien »…

 

Les Palestiniens et leurs militants sont passés maîtres dans la manipulation idéologique que j’ai tenté de « déconstruire ». Ils jouent leur partition comme sur un clavier pour fourbir leurs slogans et mettre en scène le spectacle de leur condition de Nouvel Israël, victime de la Shoah, sachant comment toucher les zones sensibles de l’imaginaire occidental.

 

« Nous sommes les victimes de victimes « , résuma un jour Edward Said.

 

PS: l' »humanitaire » auquel est appelé Israël quand il exerce son droit à la légitime défense est de type sacrificiel  en cela que c’est à ses dépens qu’on exige de lui qu’il l’observe. C’est ce qui est en jeu dans la doctrine de la « proportionnalité » que les grandes puissances (la France en tête) lui appliquent, seul au monde (et certainement pas pour elle même), pour paralyser sa défense et l’exposer au feu, retors, de l’ennemi.

 

« Proportionnalité » veut dire en fait : ne pas réagir à une agression en outrepassant une condition vocative de victime. Dans sa perspective, Israël est un Etat dont la légitimité serait « sous caution », un Etat dont la raison d’être ne serait pas la souveraineté mais l’accueil  des Juifs persécutés (par l’Europe seulement !).

 

Un autre exemple de sacrifice de soi est à l’œuvre quand Israël doit livrer vivres et énergie à son ennemi. Il faut rappeler à ce propos qu’il y a aussi une sortie égyptienne du territoire de Gaza par où ces transferts pourraient se faire, mais non, c’est Israël qui doit les faire. Nourrir son ennemi, on ne voit çà que pour les Juifs! Et encore tout en étant fustigés par les grands moralistes d’Occident qui sont les seuls, soit dit en passant, à se jouer ce théâtre: ni la Russie, ni la Chine, ni le monde arabe, ni l’Inde. Et en fait ce verdict  frappe exclusivement les Juifs.

Cette donne n’est pas sans traduction au sein même d’Israël. J’en veux pour preuve un fait récent que la télévision israélienne a célébré : la famille du Juif lynché par les Arabes de Lod a choisi de faire don de ses organes pour des transplantations. Le hasard a voulu  qu’une des bénéficiaires soit une vieille femme arabe de Jérusalem (qui n’y est pour rien). C’est le message médiatique qui a accompagné cette nouvelle, celui de la célébration de la concorde entre les deux peuples- qui est inquiétant  et maladif, avant tout sur le plan psychanalytique et moral qu’il induit pour les Juifs. La sacrificialisation du Juif , son exécution et son « démembrement » comme fondement de la concorde! C’est au fond ce que souhaite l’Occident politique mais pas seulement car ce trait a son expression juive et israélienne.

 

Le premier jour des pogromes antijuifs, les journalistes de toutes les chaines israéliennes étaient  atterrés, leurs mythes s’effondraient. Le lendemain ils reprenaient leurs esprits car, entre temps, il y avait eu des représailles de Juifs réagissant à ce que d’autres Juifs avaient subi. Enfin ils pouvaient parler sans restriction des émeutiers – des « terroristes » pour le chef de la police – des deux côtés en les renvoyant dos à dos pour annuler la consistance de ces graves événements! La mise en symétrie de la violence -c’est à dire, pour les Juifs, l’engloutissement de leur état de victimes dans cette affaire et donc pour les émeutiers l’adoucissement de leur responsabilité-  les dispensaient d’accuser les vrais terroristes et laissait les Juifs se débrouiller avec leur condition de victimes non reconnues. voire accusées à « égalité ».

 

L’humanitaire et l’humanisme vouent les Juifs à la condition de victimes sacrifiées mais aussi  de coupables qui n’ont pour effet que de ménager leur ennemi et de brouiller les cartes de donner aux Juifs le sentiment que l’Etat les a abandonnés. En l’occurrence l’Etat  et spécialement la police, fut pleinement responsable de ce qui s’est produit

 

 

 

[1] Si ce n’est le mythe vivace de leur domination des média,mythe d’autant plus aberrant que le traitement d’Israël par les médias prouve tragiquement le contraire.

Professeur émérite des universités, directeur de Dialogia, fondateur de l'Université populaire du judaïsme et de la revue d'études juives Pardès. Derniers livres parus Le nouvel État juif, Berg international, 2015, L'Odyssée de l'Etre, Hermann Philosophie, 2020; en hébreu HaMedina Hayehudit, Editions Carmel 2020, Haideologia Hashaletet Hahadasha, Hapostmodernizm, Editions Carmel, 2020.