« Les Bédouins vivent dans une société largement coupée de l’éthos de l’Etat »

Spécialiste des sociétés arabes, Mordechai Kedar voit dans les Bédouins du Néguev une communauté qui réagit diversement face à la modernité.

Propos recueillis par Pascale Zonszain

Menora.info : Comment fonctionne la société bédouine ?

Mordechai Kedar : Pour comprendre, il faut d’abord rappeler que le Proche-Orient, c’est avant tout un désert. De l’Arabie au Maroc, c’est le désert. Et on ne peut pas vivre seul dans un désert car il faut défendre ses ressources en eau. Il faut donc vivre en groupe, car le groupe est plus fort. Et le groupe le plus fort, c’est le père et ses fils. A la génération suivante s’ajoutent les neveux et les petits-enfants. Et ainsi le groupe se renforce de génération en génération. Jusqu’à la formation d’un clan, d’une famille élargie, d’une tribu. Cette famille élargie composée du père fondateur, de ses fils et de leurs descendants, qui vivent ensemble comme un groupe social, c’est le fondement de la société proche-orientale. Sans elle, il est impossible de survivre dans cette région. La vie en tribu durant des millénaires devient une culture. Et la tribu se développe au fil des générations, sur une culture tribale. C’est-à-dire que l’on ne marie les filles qu’à l’intérieur du clan. La tribu a ses hommes d’armes pour dissuader tous ceux qui s’en approchent. C’est pourquoi la violence est tellement gravée dans l’ADN de la culture proche-orientale, ainsi qu’on le voit toujours aujourd’hui. Les « crimes d’honneur » sont permis par la loi du clan, par exemple contre une fille dont la conduite ne serait pas jugée honorable. Il faut « laver l’offense ». La vengeance fait aussi partie de cette culture. Si l’un des hommes de la tribu est tué, on le venge en tuant un membre de la tribu ennemie, même si ce n’est pas lui l’auteur du crime. Un combattant pour un combattant. L’important est de maintenir l’équilibre des forces. Tout cela découle de la culture tribale.

C’est aussi la culture des Bédouins du Néguev ?

Oui. Les Bédouins du sud ont conservé cette culture, même plus que d’autres groupes, qui ont quitté le désert, se sont installés dans des villages. Chez eux aussi le système tribal persiste, mais dans des proportions moindres. Et dans les villes, il a pratiquement disparu. La ville est composée d’individus différents, vivant les uns à côté des autres. La culture urbaine est une rupture de la tradition bédouine, là où le village est un système intermédiaire. Dans les villages, ce sont encore des familles. En Israël, les villages sont très familiaux. Si on prend par exemple le village de Baraa, il est exclusivement composé de deux familles, les Assi et les Raaya. Cela présente aussi des avantages, sur le plan économique ou pour la sécurité. Celui qui vit dans un environnement familial peut compter sur l’aide de ses proches. Personne n’est isolé. On ne laisse pas quelqu’un de malade sans assistance. Si une jeune fille tarde à se marier, tout le monde se mobilise pour lui trouver un époux, etc. La famille s’implique dans tous les domaines, rappelant par certains aspects, le système de vie en collectivité du kibboutz.

Comment ce système s’accommode-t-il d’un environnement social moderne ?

Les Bédouins se trouvent au contact d’une société moderne, individualiste et passent par un processus de modernisation extrêmement long, parfois périlleux, et qui peut comporter des retours en arrière. Les Bédouins du Néguev sont aujourd’hui dans un de ces retours en arrière. Il y a eu une phase d’urbanisation, mais on voit actuellement certains quitter la ville pour revenir au désert. Ceux pour qui il est difficile d’habiter dans quelques dizaines de mètres carrés, après avoir vécu sur des dizaines d’hectares.

Comment l’Etat d’Israël s’adresse-t-il au secteur bédouin ?

Beaucoup d’erreurs ont été commises au fil du temps. En ce qui concerne leur habitat en zone urbaine, en ce qui concerne le regroupement des familles dans les agglomérations, dans des unités de logement communes. On a vu que ça ne fonctionne pas. Il y a eu aussi beaucoup d’erreurs sur le statut de la femme, où l’Etat a tenté d’imposer tout un tas de mesures, qui se sont heurtées à une vive opposition. Les Bédouins sont une société en phase de transition. Et une société en transition, ce n’est pas comme une voiture dont les quatre roues tournent ensemble. C’est une mécanique qui comporte de nombreuses roues, dont chacune tourne à un rythme différent, parfois dans une direction différente. Donc, cette société ne reste pas toujours unie face aux changements qu’elle subit dans son passage vers la modernité. Et l’on voit des groupes qui tirent vers l’avant, généralement ce sont des organisations de femmes, qui bénéficient de la modernité et y gagnent en liberté. Les hommes, en revanche, sont généralement le facteur qui freine. Car ils veulent conserver leur hégémonie masculine.

Concrètement, l’Etat est-il un acteur présent, ou laisse-t-il la société bédouine livrée à elle-même ?

On peut dire que l’application de la loi y est plus que partielle. Par exemple la loi qui interdit la bigamie et la polygamie n’est pas appliquée. La loi sur l’urbanisation et la construction n’est pas appliquée. Les règlementations fiscales ne sont pas appliquées, ou ne le sont que partiellement. En fin de compte, les Bédouins vivent dans une société, qui est largement coupée de l’éthos de l’Etat.

En ce qui concerne les points de peuplement non reconnus, il y a eu de nombreuses tentatives pour régler cette question. Voyez-vous une solution se dessiner ?

Non. Il est très difficile d’imposer aux Bédouins de se déplacer d’un lieu à un autre, de changer de mode de vie, de changer de mentalité. Car cela signifie leur faire entrer dans la tête un autre système. On peut faire ça avec un ordinateur, pas avec des êtres humains.

Comment sort-on de cette impasse ?

Personne n’en sait rien. Chacun a des idées différentes. Le ministère de l’Habitat a sa solution, le ministère de l’Education en a une autre. On a aussi tenté de tout regrouper dans le cadre de la Direction pour le développement de la communauté bédouine, mais dans cet organisme aussi, il y a beaucoup de confusion et de difficultés à faire avancer les projets. En grande partie parce que ce sont les Bédouins qui refusent de changer quoi que ce soit. Parce qu’ils ne veulent pas toucher à leur culture.

Y a-t-il d’autres acteurs ou facteurs qui influent sur la société bédouine ?

Oui et c’est justement un des effets de la modernité. Quand le cadre tribal s’affaiblit, et c’est ce qui se produit depuis quelques années, cela ouvre la voie à toutes sortes d’idéologies. Nationalisme, palestinisme, modernisme, libéralisme, féminisme, islamisme, tous les « ismes » se fraient un passage. Et plus la modernité se renforce, plus la volonté de préserver la tradition tribale et islamique se renforce en réaction. Car ceux qui restent fidèles à l’islam, considèrent le changement comme une menace et se mettent sur la défensive. Ils multiplient les actions pour la survie de leur culture.

Comment voyez-vous la situation évoluer ?

Je pense que la communauté bédouine ne va pas se déliter. On entend de plus en plus de voix en Israël qui appellent à la reconnaitre, à l’accepter, à l’institutionnaliser. Mais avec une inconnue de taille : comment amener l’eau à chaque tente, comment les relier au tout-à-l’égout au milieu du désert ? Il y a beaucoup de questions liées aux infrastructures, mais aussi à l’éducation. Comment amener les enfants chaque matin à une école distante de 30 kilomètres ? On ne peut pas ouvrir une école pour chaque enfant qui vit dans une tente dans un campement reculé.

Pour l’éducation, on pourrait penser à des solutions technologiques. L’enseignement par internet, par exemple ?

L’éducation, ce n’est pas seulement la connaissance. C’est aussi apprendre à vivre dans un groupe, à vivre en société. Enseigner les mathématiques ou la physique par internet n’apprendra pas aux enfants à interagir avec l’autre.

Sans solution concrète, que se passera-t-il ?

Les Bédouins sont là pour rester. Ils n’iront nulle part. Ceux qui vivent dans les points de peuplement n’iront pas dans les villes, et c’est même le contraire. Il y a de plus en plus de gens qui quittent les agglomérations pour revenir à l’ancien habitat. Il faudra bien s’y adapter. Même s’il y a autant de gens qui y réfléchissent que de réponses possibles.

Mordechai Kedar, enseignant à Bar Ilan (Département d'arabe), spécialiste des affaires du monde arabe et de la société palestinienne.