« Aujourd’hui, les partis de la droite israélienne recoupent certaines des idées du conservatisme »

Pour le maitre de conférences à l’Université de Tel Aviv et membre de plusieurs think tanks conservateurs israéliens, si le système politique israélien ne se prête pas au bipartisme, le conservatisme a pourtant fait son chemin dans la droite israélienne. Parfois en dépit de ses leaders.

Propos recueillis par Pascale Zonszain

Menora.info : Peut-on dire de la droite israélienne qu’elle est conservatrice ?

Emmanuel Navon : Dans le sens européen et britannique du terme, dans la mesure où Jabotinsky et une grande partie de la droite israélienne avant même l’indépendance d’Israël étaient essentiellement l’expression d’un nationalisme qui avait également des tendances libérales, on peut dire qu’ils s’apparentaient à certains aspects du conservatisme britannique. Mais c’était plus à l’origine une droite nationaliste. Lorsque l’on regarde vraiment le conservatisme britannique et américain, il est plutôt fondé sur le respect des institutions, des valeurs familiales. Or, une bonne partie de la droite israélienne était en réalité très laïque. Elle n’avait donc pas cet aspect traditionnaliste religieux. Et en termes d’institutions, c’était presque une droite révolutionnaire. Ce qui était d’une certaine manière inévitable, puisque le sionisme était aussi une rébellion contre l’empire britannique, en termes de mouvement politique. De ce point de vue, il y avait donc de grandes différences. Ensuite, après l’indépendance d’Israël, Begin a constitué son opposition au pouvoir du Mapaï. Begin lui-même était plus conservateur dans le sens où il était plus traditionnaliste à titre personnel, mais les grandes figures intellectuelles de la droite israélienne étaient laïques. Je pense aussi que quand on parle de conservatisme sur le plan de la politique étrangère, ce qui le caractérise c’est d’abord une approche réaliste. Or, de nombreuses personnalités de la droite israélienne n’étaient pas du tout des réalistes en politique étrangère, mais des maximalistes. Et lorsque Menahem Begin a édifié son pouvoir sur l’électorat des Juifs orientaux, c’était celui des « cols bleus ». Et c’est encore une grande différence avec le conservatisme britannique.

Vous parlez d’une idéologie révolutionnaire à propos du sionisme. Peut-il être compatible avec le conservatisme ?

Oui, parce que le sionisme c’est le nationalisme juif. Et le conservatisme va de pair avec un nationalisme modéré. C’est-à-dire souveraineté nationale et identité nationale. Ce sont des concepts qui vont tout à fait de pair avec le conservatisme. La définition du sionisme est très minimaliste. C’est un mouvement de libération nationale du peuple juif. En ce sens, on peut très bien être sioniste et libéral, ou sioniste et socialiste, ou sioniste et conservateur. Quiconque est pour l’indépendance nationale du peuple juif est sioniste.

Dans le paysage politique actuel d’Israël, on assiste à un morcellement de la droite avec au moins trois partis qui chassent sur les mêmes terres. Est-ce que ce n’est pas contre-productif pour le conservatisme ?

Quand on parle de conservatisme, les partis religieux orthodoxes sont par essence ultraconservateurs. Ils conservent un mode de vie sans le changer. C’est un conservatisme que l’on pourrait qualifier de radical. Ce n’est pas un conservatisme qui s’adapte au temps, c’est un conservatisme dogmatique. Quant à la droite israélienne, au cours des dernières années, elle a été influencée par le comportement de Benyamin Netanyahou. Par son contrôle des médias, il a complètement modifié le discours public en redéfinissant les concepts de gauche et de droite autour de sa personne. Le débat politique israélien est devenu un désert, sans aucun échange d’idées. Les seules questions posées sont : est-on pour ou contre Netanyahou ? Pense-t-on que le système judiciaire est une mafia ? Et à quel Israël est-ce qu’on appartient, celui du premier cercle ou de la périphérie ? Le Premier ministre Likoud a réussi à imposer ce triple mensonge sur le débat public et c’est ce qui aujourd’hui définit la droite et la gauche. Cela se résume à la façon dont on se positionne par rapport à « Bibi », par rapport au système judiciaire et si l’on est séfarade ou ashkénaze.

Cela ne va-t-il pas contre l’avènement d’un parti conservateur fort comme aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne ?

C’est de toute façon techniquement impossible du fait de notre système électoral. Aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, c’est un scrutin majoritaire à un tour qui créé un système bipartisan. En Israël, le scrutin à la proportionnelle intégrale empêche un système bipartisan. Ce qui fait que le « marché des idées » ne se divise pas en deux partis, mais en plusieurs. Historiquement, le Likoud s’est construit au début des années 70 sur l’union du parti nationaliste Herout et du parti Libéral. Quant à la raison pour laquelle on a aujourd’hui plusieurs partis à droite, elle est à rechercher du côté de leurs fondateurs. Qu’il s’agisse d’Avigdor Liberman [leader du parti Israel Beitenou], de Naftali Bennett [leader du parti Yamina] ou de Gideon Saar [leader du parti Nouvel Espoir], ce sont tous des anciens du Likoud ou liés au Likoud. Ils ne s’en sont éloignés que pour des raisons personnelles, parce que Netanyahou les a poussés à bout et non parce qu’ils ont des divergences de vue profondes avec lui.

La situation que vous décrivez n’affaiblit-elle pas la progression du conservatisme politique en Israël ?

Non. Ce n’est pas une question de nombre de partis. Ce qui importe c’est la teneur, le débat, les idées. Et sur les idées, je pense que l’on voit bien aujourd’hui, aussi bien pour les partis religieux que pour certains partis de droite, qu’ils sont conservateurs dans leur attitude vis-à-vis de la tradition, de la souveraineté nationale, ce qui recoupe un certain nombre d’idées du conservatisme. En revanche, sur le plan de la politique économique, les partis orthodoxes ne sont pas du tout pour le libéralisme économique qui caractérise aujourd’hui le conservatisme européen ou américain. En Israël aujourd’hui, le manque d’idées sur le conservatisme est plus le résultat de cette personnalisation autour de Netanyahou, qui avec ses porte-paroles sur les réseaux sociaux a réussi à faire taire le débat en disant que l’on est pour lui ou contre lui.

Sur un spectre plus large, le conservatisme israélien, que ce soit sur le plan politique ou sur le plan intellectuel, n’est-il pas en train de nouer des liaisons dangereuses ? Je pense au rapprochement du Premier ministre Netanyahou avec des régimes populistes européens, ou à l’influence d’une personnalité comme Yoram Hazony sur des acteurs politiques tels que Viktor Orban en Hongrie ou Marion Maréchal en France ?

Vous avez prononcé le mot clé : ce sont des personnalités populistes et non pas conservatrices. De mon point de vue, Yoram Hazony a complètement quitté la droite conservatrice pour devenir un populiste. Son dialogue avec Orban, son idéalisation du nationalisme radical ne correspond pas, à mon avis, à du conservatisme. Yoram Hazony a largement contribué à promouvoir les idées conservatrices quand il a fondé il y a plus de vingt ans le Centre Shalem. Mais depuis, il est parti dans une dérive nationaliste et populiste qui n’a plus rien à voir avec le conservatisme d’Edmund Burke, ni même de Ronald Reagan ou de Margareth Thatcher. Quant à Viktor Orban ou à Marion Maréchal Le Pen, ce ne sont pas du tout des conservateurs. Ce sont des populistes, mais aussi des hypocrites. Quelqu’un comme Orban a beau critiquer l’Union Européenne, il est bien content d’en toucher l’argent et il ne quittera jamais l’UE. Quant aux théories de Hazony sur l’Union Européenne qui serait une création post-nationale, c’est du grand n’importe quoi ! Il ne sait pas de quoi il parle. Je pense effectivement qu’il faut être prudent avec des acteurs politiques tels qu’Orban ou Le Pen et ne pas aller trop loin. Il faut savoir utiliser les liens particuliers avec le groupe de Visegrad [Hongrie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie] pour bloquer les décisions du Conseil des ministres européen, quand il condamne par exemple le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Cela relève de la politique étrangère d’Israël pour contrer des décisions qui lui sont hostiles. Mais il ne faut pas aller dans la surenchère. Netanyahou n’a pas besoin de se faire photographier avec Viktor Orban. Et du point de vue de l’intérêt d’Israël, il ne faut pas oublier que beaucoup de ces gouvernements populistes en Europe, que ce soit en Hongrie ou en Pologne, sont d’abord pro-russes et pro-Poutine. Tout comme il n’est pas du tout de l’intérêt d’Israël de voir l’Union Européenne se démembrer, alors qu’elle est notre principal partenaire commercial. La droite populiste en Israël, que je distingue donc de la droite conservatrice, fait une énorme erreur de jugement – et cela inclut Yoram Hazony – en tombant amoureuse de ces nationalistes pro-russes et anti marché libre. Le conservatisme en revanche, c’est avant tout l’atlantisme, l’alliance avec les Etats-Unis, l’économie de marché. Et pour nous, cela passe aussi par la préservation de l’Union Européenne.

Maître de conférences en relations internationales à l'Université de Tel Aviv et au collège interdisciplinaire de Herzliya (IDC), membre de l'Institut Jérusalem pour la stratégie et la sécurité (JJSS) et du Kohelet Policy Forum, analyste à i24 News. Dernier ouvrage paru : "The Star and the Scepter" (2020), en cours de traduction en français.